Notre locataire quitte la maison, rentrons-nous cet été? Non, c’est encore trop tôt.

Carnet de bord de Raphaëlle

Avril 2015

Contrairement au carnet principal, les archives se lisent de haut en bas...

U.S. Virgin Islands (USA)

2 avril

Deuxième tentative. Selon le capitaine du Jayana — marin d’expérience et doté des meilleures applications nautiques sur iPad — samedi s’annonce comme la meilleure journée pour la traversée. Mais nous ne voulons pas attendre deux jours de plus. Le vent est un peu plus faible que les jours précédents : 10 à 15 nœuds au lieu de 15 à 20 nœuds. L’état de la mer? Nous verrons bien. Au besoin, nous ferons demi-tour.

Deux systèmes de vagues se croisent, ce qui donne un motif rectangulaire. La plupart du temps, le bateau tangue, c’est-à-dire qu’il s’incline d’avant en arrière. De temps en temps, un forte vague de côté nous fait rouler de bâbord à tribord. Le pire, c’est quand nous sommes au croisement de deux vagues. Là, c’est un véritable rodéo des mers. Les vagues sont suffisamment longues pour rendre le tout supportable. Le vent est dret dans la face, nous nous y attendions et nous ne sortons pas les voiles.

Elephant Bay, Water Island

De vague en vague, nous voilà arrivés à destination après quatre heures de moteurs, de creux et de bosses. Ce n’était pas la meilleure traversée, mais elle fut nettement plus facile que lors de notre premier essai. Enfin, nous avons quitté Puerto Rico. Un peu à regret tout de même, après presque deux mois et demi. Nous sommes de nouveau dans une situation d’inconnu, même si nous sommes toujours aux États-Unis. De nouveaux guides à apprivoiser, de nouveaux signes à décoder. Jacques avait repéré un ancrage près d’une grande et belle plage. Nous lâchons l’ancre dans le seul trou entre les bateaux qui n’est pas trop profond. Nous n’avons que 180 pieds de chaine, ce qui nous contraint à mouiller dans des profondeurs de moins de 25 pieds (8 mètres). Le bruit caractéristique de l’ancre qui racle sur un fond rocheux retentit. Ce n’est pas ici que nous passerons la nuit.

Un peu plus loin, il y a plein de bouées. Elles sont probablement privées, mais nous nous y arrêtons pour manger et faire la sieste. Vérification faite sur le site d’Activ Capitain, les bouées sont bien privées... De toute façon, il n’y a rien d’intéressant à faire dans le coin, autant continuer jusqu’au port de St-Thomas, qui permet l’accès à la ville. Nous naviguons parmi les bouées et les bateaux de toutes sortes et de toutes tailles en essayant de trouver un passage. « Il y a un moteur en panne! » Je réalise rapidement que l’amarre d’une des bouées s’est prise dans l’hélice. Vite, mon maillot! (Il y a trop de monde pour me lancer nue.) Jacques tente de stabiliser le catamaran. Je plonge. En effet, un cordage a fait plusieurs tours autour de l’arbre d’hélice, là où il manque l’anode. Impossible de le défaire, surtout en apnée. La corde plonge vers le fond, lestée par une espèce d’ancre. Je prends le couteau de marin, celui que j’avais offert à Jacques le Noël précédent notre départ. Il me faudra trois ou quatre plongées pour réussir à scier la corde épaisse. Enfin le Chantemer est dégagé, mais le moteur bâbord est toujours immobilisé. Grâce au calme et à la dextérité de Jacques, nous réussissons à nous amarrer à une bouée proche. Là, je peux prendre mon temps pour défaire proprement tout ce qui bloque l’arbre d’hélice. Il n’y a aucun dommage apparent, le moteur tourne, nous pouvons repartir.

Charlotte Amalie, St-Thomas

La Long Bay est grande, mais profonde. Seule la bande proche de la terre nous permet de nous ancrer et il y a beaucoup, beaucoup, de bateaux. Certains sont à des bouées, ce qui complique encore la tâche. Si le vent tourne, leur cercle de rotation sera bien plus court que le nôtre et nous risquons d’en heurter un. Nous essayons de nous faufiler dans un petit trou, mais nous n’avons pas l’expérience des ancrages bondés ni des mouillages profonds. Une fois la longueur nécessaire de chaine déroulée, nous ne sommes plus qu’à quelques mètres d’un petit voilier. Trop stressant. Nouveau déménagement. Enfin, un endroit correct. Mais nous sommes maintenant trop fatigués pour avoir envie d’aller à terre... Grosse journée.

3 avril, Charlotte Amalie, St-Thomas

Le cauchemar recommence, l’ancre décroche. Heureusement, le courant et le vent nous entrainent vers un chenal peu profond, bordés de roche, où nous réussissons à amarrer le catamaran. Je me réveille. Je n’ai pas ce sentiment étrange qui persiste après un rêve prémonitoire, mais comme c’est de toute façon l’heure de mon pipi et de mon verre d’eau, je me lève et fais le tour du bateau, par acquit de conscience. Tout va bien, je me recouche. Le cauchemar continu, l'ancre décroche de nouveau. Je réveille Jacques qui a du mal à émerger. C’est la panique dans la baie, les bateaux s’empilent les uns sur les autres. Pour gagner du temps, je démarre les moteurs puis je plonge afin de repérer, à la nage, en endroit pour nous ré-ancrer. C’est stupide. Je me retourne et j’aperçois Jacques qui m’a suivi avec l’annexe. C’est encore plus stupide. Je vois alors le Chantemer qui dérive lentement, avec mes deux plus jeunes enfants, seuls à bord... Le bon sens finit par prendre le dessus et je me réveille. Mais qu’est-ce qui provoque tous ces cauchemars? Est-ce ma tête qui essaie d’évacuer tout le stress de la journée? Ou est-ce à cause des bourrasques soudaines qui assaillent le catamaran? Vivement que la nuit s’achève.

Une annexe vient droit sur nous, avec deux enfants à bord. C’est l’équipage du bateau québécois qui s’était ancré peu après nous, lors de notre premier essai dans cette baie. Les jeunes font connaissance tandis que les adultes échangent anecdotes, trucs de navigation, recettes de cuisine, infos sur les formalités douanières. Vu que nous sommes arrivés dans les USVI en même temps, nous avons les mêmes priorités :
– trouver des poubelles,
– visiter la ville,
– faire une épicerie.

Nous nous retrouvons par hasard sur le quai, nous ne nous quitterons plus de la journée. La ville est jolie, malgré ses nombreuses boutiques de luxe, dues au statut « sans taxe » des USVI. C’est très différent de Puerto-Rico, les USVI étaient hollandaises avant de devenir états-uniennes. Ici, les locaux sont noirs.

Pour revenir de l’épicerie – c’est la dernière grande ville abordable avant St-Martin – nous décidons de prendre un taxi. Une bonne âme se propose d’en appeler un pour nous. « Nous voulons le taxi à 1 $, pas celui à 5 $. » Il nous montre où l’attendre. Un de ces fameux safaris-taxis arrive tout de suite. Prudents, nous demandons le prix. Le chauffeur nous explique qu’un taxi normal nous demanderait 4 $ par personne, lui n’en prendra que 2. C’est le double du prix régulier, d’autant plus que nous sommes huit passagers et que nous allons au centre du centre-ville, mais nous n’avons pas envie de discuter. Une fois arrivés à destination, il nous demande si nous rentrerons à l’un des mégas-paquebots, parqués au bout de la baie. Lorsqu’il apprend que nous sommes en « petit » bateau, il annonce que, finalement, le prix n’est que d’un dollar par personne. Curieux.

Les enfants veulent souper ensemble, les parents sont d’accord. Nous nous rendons compte que nous avons plusieurs bateaux copains en commun. C’est ainsi que nous apprenons que Free Range, le bateau qui s’était échoué à Guanica, est en vente. Cela ne nous surprend guère. Dans la soirée, c’est l’équipage du Jayana qui vient saluer les deux familles. Tant de choses nous rapprochent que nous nous comprenons. Nous avons du mal à réaliser que, le matin même, nous ne nous connaissions pas encore.

4 avril

Great St-James Island

Le Jayana et La Smala sont restés à Charlotte Amalie, mais nous, nous avons la bougeotte. Deux nuits avec l’ancre dans le même trou, cela suffit. Nous avons envie de nous baigner, de changer de paysages. Nous avons oublié un détail de taille : c’est la fin de semaine de Pâque. L’ancrage est bondé. Il faudrait que nous puissions mouiller à 30 pieds de profondeur, mais la chaine de l’ancre est trop courte. Nous allons donc voir ailleurs.

Great Cruz Bay, St-John

Cette baie n’est pas si grande que cela. Surtout, elle est pleine de bateaux amarrés à des bouées privées. Nous tentons un ancrage à 20 pieds de fond, presque notre limite, mais nous trouvons que nous sommes trop près d’un énorme catamaran. Il reste deux baies où des ancrages sont indiqués, mais que faire si elles sont remplies elles aussi? Quel est le plan C? Quitte à naviguer de nuit, autant aller jusqu’à St-Martin. Nous aurons le vent de face, mais ils n’annoncent rien de mieux pour les deux prochaines semaines. Ce sera tant pis pour les British Virgin Islands, qui sont certainement belles, mais chères et surfréquentées.

Chocolate Hole, St-John

Cette petite baie n’est pas indiquée comme étant un ancrage, mais au point où nous en sommes... Nous tentons de planter l’ancre à l’entrée de la baie, en espérant que le vent ne tournera pas trop au cours de la nuit. Du premier coup, l’ancre croche. À cause de la proximité des rochers, de part et d’autres de la baie, je vais vérifier de visu. L’ancre est complètement enfoncé dans de l’herbe pas trop épaisse, le meilleur fond dont nous pouvions révêré Le catamaran roule un peu, mais, au moins, nous pourrons dormir ensemble dans notre lit. Demain sera un autre jour.

5 avril, St-John

Chocolate Hole

À vivre toujours dans le même pays, même dans deux pays, on en oublie que nos traditions ne sont pas internationales. Nous n’avons trouvé aucun œuf de Pâques dans les magasins. Vu que nous sommes des drogués au chocolat — qui se conserve mal sous les tropiques —, je n’en ai pas en réserve. Qu’à cela ne tienne, il reste un paquet d’arachides enrobées de chocolat et de sucre colorés qui fera l’affaire. Les garçons entament donc ce dimanche de Pâque par une chasse aussi peu orthodoxe que le reste de notre vie à bord. Pourtant, nous avions bien choisi notre lieu d’ancrage : « Chocolate Hole »!

Little Lameshure, National Park

À notre grand soulagement, il y a des bouées de libres. En fait, dans cette petite baie bordée d’une jolie plage, les cinq bouées sont libres. Nous allons payer notre nuit, en glissant une enveloppe contenant des billets dans une espèce de boite aux lettres, puis nous nous promenons un peu. Nous sommes surpris, car tout est très sec malgré la pluie que nous avons reçue pendant une partie de la nuit et de la journée précédentes. Ces journées sans école sont de véritables congés pour toute la famille. C’est l’avantage des contraintes, nous jouissons quand nous en sommes délivrés.

Il n’est que 11 heures, et il y a tant à faire dans ce coin du parc! Nous décidons de nous baigner, mais les gars n’en ont pas envie. Pas de problèmes, ils peuvent rester à bord. « Pendant ce temps, préparez-nous une salade Tousqueu!
— Une salade Touski???
— Non. Pas une salade Touski-traine-dans-le frigo, une salade Tousqueu-vous-aimez.
— Youpi!!!
 »
La pointe Yawzie est réputée pour avoir les plus beaux coraux de toutes les USVI et je n’ai aucun mal à y croire. Nous n’avons rien vu de si impressionnant depuis les Exumas, dans les Bahamas. Et la salade est excellente...

6 avril, St-John

Little Lameshure, National Park

La grande marche de la veille ne nous a pas suffi, nous repartons, sacs au dos et sandales aux pieds. Les garçons ont trouvé la montée de la veille (390 m) vraiment trop longue. La perspective de voir des cascades et — d’éventuellement — se baigner dans les piscines naturelles les convainc de nous accompagner. L’avantage de la saison sèche, c’est que les chemins ne sont pas boueux et qu’il n’y a pas de moustiques. Ce qui est difficile, pour nous les vieux, c’est que les enfants ne savent pas marcher. Ils gambadent quelques minutes puis s’arrêtent pour regarder une feuille, une épine de cactus, une araignée... Nous voici arrivés à la cascade. Enfin, ce qui doit être une belle cascade à la saison des pluies, parce que là, il y a seulement un peu d’eau qui croupit au fond des trous. Pas un filet ne suinte le long des rochers, somme toute impressionnants. Les pétroglyphes sont intéressants, mais les enfants ne réalisent pas le témoignage qu’ils représentent. Je ne sais pas s’il reste des Amérindiens quelque part dans les Antilles. Aux Bahamas et aux Turks and Caicos, ils avaient tous disparu après l’arrivée des Européens. La déception de Gaétan ne facilite pas le retour, surtout lors de la montée vers le col, à tout de même 300 m. Il est midi, le soleil est plombant, le vent se cache la plupart du temps. J’ai droit au chantage « Laisse-moi mourir ici. » Que dois-je faire? Le laisser réfléchir un peu tout seul, au bord du chemin, en plein soleil? J’opte finalement pour une déclaration d’amour maternel. Je le rassure, je le câline, je le tire... De pause en pause, nous finissons par arriver au col où Sylvain et Jacques nous attendent, à l’ombre et au vent. La descente se fait sans histoire.

Saltpond Bay, National Park

Ouf! Il reste une bouée de libre. Holà, ça brasse par ici! Au moins, nous sommes juste à côté d’un récif de corail qui a l’air très beau. Les gars sont tannés de marcher, mais nous non. À peine arrivés, Jacques et moi sautons dans l’annexe pour profiter de la dernière heure de jour. Une bouée vient de se libérer, celle qui est la plus proche de la plage. Demi-tour, retour au Chantemer. Ces bouées sont d’excellentes qualités, faciles à prendre. Nous y arrivons presque toujours du premier coup. Nous n’allons donc pas nous priver de la possibilité de dormir sans bercements excessifs.

7 avril, Saltpond Bay, National Park, St-John

St-John est conforme à l’image que j’avais des petites Antilles : des montagnes, de belles petites plages, quelques coraux et des sentiers qui montent pour le bonheur de mes mollets. Il fait aussi chaud que je l’imaginais, mais avec moins de pluie. Nous sommes presque au bout de l’ile. Aller jusqu’au bout, quel sentiment de satisfaction! Faisons un essai : les adultes vont se promener pendant que les enfants font l’école, tous seuls, contents d’échapper pour une fois à une marche forcée. La ballade en amoureux est formidable. Comme la plupart des caps, le bout est impressionnant. Le retour est moins plaisant, l’école n’a pas du tout avancé...


8 avril, St-John

Round Bay

Sylvain fait du wake avec son père tandis que je passe mon énergie à convaincre Gaétan de faire l’école, de reprendre l’école, de poursuivre l’école... Je me console de toute cette énergie perdue en me rappelant les lunchs à préparer pour l’école, la vraie, celle avec un professeur et plein d’amis, à l’extérieur de la maison. Il y a vraiment des aspects de la vie terrestre que je n’ai pas envie de retrouver.

Watermelon Bay, National Park

Nous voilà à nouveau dans le parc, où de nombreuses bouées sont libres. Les frais de douane sont négligeables dans tous les États-Unis, il n’y a pas de frais d’immigration et pas de permis de pêche à acheter. Dans ces conditions, payer 15 $ par nuit pour jouir de toutes les installations du parc, dont des bouées en excellent état, me parait normal et justifié. Le problème étant d’avoir l’appoint, puisque la boîte aux lettres n’est pas équipée d’une machine à monnaie. Nouvelle baie, nouveaux sentiers, nouvelles ruines, nouveaux coraux. Il me tarde de tout visiter.

En déambulant parmi les ruines de l’ancien moulin à canne à sucre, j’essaie d’imaginer les esclaves qui y travaillaient. Les images du célèbre roman « Racines », que j’ai relu au début de notre voyage, me reviennent en mémoire. J’essaie de faire comprendre aux enfants ce qu’était l’esclavage. Peut-on comprendre une telle horreur sans l’avoir vécue?

9 avril, St-John

Watermelon Bay, National Park

C’est fou comme j’arrive à me persuader que tout va aller comme je le voudrais alors que l’expérience a mainte fois démontré que ça ne fonctionnerait pas. Ça s’appelle « prendre ses désirs pour la réalité ». Hier soir, nous avons regardé un film contre la promesse d’une école facile et rapide, qui nous permettrait de partir dès 10 h pour une grande promenade et de manger au restaurant de l’autre côté de la montagne. Sauf que... Gaétan n’a jamais tenu une promesse qui ne l’arrangeait pas. Un jour, il grandira et sera peut-être capable de tenir ses engagements, mais pour l’instant il n’a pas 10 ans et pense avant tout à lui même et à l’instant présent. Donc l’école se passe mal, ne se passe même pas du tout pour Gaétan.

Jonnhy Horn Trail

Il est 10 h, Sylvain a fini son école, nous partons comme prévu. Les ruines ont toujours un air de mystère qui me fascine. Essayer de reconstituer la bâtisse d’origine, d’imaginer les gens vaquant à leurs occupations quotidiennes...

Le panorama est à couper le souffle,
un paysage de carte postale s’étend devant nous.

Plus loin, le sentier devient ordinaire — du moins en comparaison de ceux que nous avons parcourus les jours précédents. La deuxième moitié du chemin est une descente vertigineuse sur des gravats instables, le long d’un chemin que nous avons du mal à imaginer carrossable. Les pierres roulent sous les pieds, le soleil tape sur nos têtes, les plaintes de Gaétan résonnent dans mes oreilles.

Coral Bay

Nous sommes enfin arrivés, 1 heure 15, 4 kilomètres, deux fois 150 mètres de dénivelés et quelques litres de transpiration plus tard. J’avais lu que, contrairement au reste de l’ile, Coral Bay était une bourgade abordable, avec des petits restaurants pas chers qui s’adressent à une communauté de marins qui vivent dans leur bateau dans la baie à longueur d’année. Impossible de trouver un restaurant à moins de 15 à 20 $ par plat, ce qui ne rentre pas dans notre budget. Nous nous rabattons donc sur l’épicerie, pour acheter un piquenique. Le choix est incroyable — saucissons secs, formages fins, etc. —, mais c’est encore plus cher que dans les Bahamas. La climatisation doit être réglée à 18 °C et j’y suis entrée en nage. Je suis maintenant transi de froid. Il n’y a aucun parc pour manger confortablement, nous trouvons finalement des roches à l’ombre, entre la route et le bord de l’eau. Malheureusement, le vent ne m’aide pas à me réchauffer. Au moins, le paysage est joli. Il ne nous reste plus qu’à franchir de nouveau le col à 150 mètres, sur le chemin caillouteux et en plein soleil, avec les 3 kilos de patates et les autres courses sur le dos. Ce ne sera pas notre meilleur souvenir dans cette ile...

British Virgin Islands (UK)

10 avril, Jost Van Dyke

Nouveau pays, nouvel inconnu, fin de l’internet sur le bateau pour quelque temps. Les frais d’entrée et de séjour semblent exorbitants aux BVI. Il circule beaucoup d’informations contradictoires et aucun site gouvernemental ne fait le point. En plus, nous avons entendu parler de la course aux bouées, les BVI possèdent le plus grand parc de bateaux charters au monde. Alors, pourquoi y aller? Parce que tout le monde dit que c’est magnifique. Je commence à avoir hâte d’aller dans les iles françaises, entre autres pour y voir mes parents qui doivent nous y rejoindre. Dans ces conditions, j’entre dans cette colonie anglaise à reculons, déjà pressée d’en sortir.

Jost Van Dyke n’est pas le port d’entrée le plus proche des USVI, mais il nous a été recommandé, car le personnel de la douane et de l’immigration y est plus sympathique qu’à Tortola, la capitale. La baie est bondée, comme prévu. L’ancre ricoche sur le fond rocheux. Nous faisons le tour au milieux des autres bateaux, si serrés qu’aucun ancrage ne semble possible. Nous prenons finalement l’une des quelques bouées libres, on verra bien ce qui se passera. Jacques revient des douanes et de l’immigration où il n’a finalement payé que 40 $, soit 1 $ par pied de bateau. On ne lui a pas parlé de permis pour les parcs et les autres frais journaliers sont pour les bateaux charters uniquement. Les bouées sont gratuites le jour, de 20 à 30 $ par nuit. Le stress vient de tomber, espérons que nous n’aurons pas de mauvaises surprises lors des formalités de départ.


11 avril, Sandy Cay, Jost Van Dyke

Cette petite ile, décrite comme la quintessence de la carte postale est indiquée comme étant un ancrage de jour. Il y a deux raisons possibles à cela : soit c’est interdit d’y passer la nuit ou, plus vraisemblablement, c’est trop houleux pour y dormir. Nous arrivons tôt le matin, peu après 8 heures (il n’y a pas d’école cette semaine, nous sommes en récupération). Trois bateaux sont à des bouées. La mer est encore aussi calme que les vents de nuit. Impossible de s’ancrer, c’est de la roche. Nous prenons donc une des bouées, nous verrons le soir venu si nous passons la nuit ici ou si nous cherchons un ancrage mieux protégé. Le soleil monte dans le ciel, de plus en plus de bateaux – de location pour la grande majorité – vont et viennent, la houle se lève. Nous comprenons pourquoi c’est indiqué comme ancrage de jour uniquement... Quelques bateaux arrivent à s’ancrer entre les bouées. Y arrivent-ils vraiment ou déposent-ils seulement leur ancre dans le fond? Un catamaran 44 de pieds (le Chantemer en fait 40) pose son ancre juste devant un autre catamaran et manque de lui foncer dessus en reculant. Il se rend compte de son erreur et va tenter sa chance ailleurs, toutes les bouées sont prises. Oh non! Il se met dret devant nous! Il pourrait au moins se mettre un peu à gauche ou un peu à droite, il n’y a pas d’autres bateaux de ce côté-là. Ses jupes arrière sont à quelques mètres de nos étraves et ils n’ont presque pas reculé, ce qui veut dire qu’ils ne peuvent même pas compter sur le poids de la chaine pour les maintenir à peu près en place. Heureusement, ils n’éteignent pas les moteurs et restent à bord.

Je ne sais pas quels sont les règlements dans les autres pays. Au Québec, on peut passer son permis d’embarcation après un cours de seulement 3 heures, ou pire, par une séance sur internet. Le cours de base que nous avons suivi avec les Escadrilles Canadiennes de Plaisance, qui délivre le même permit, a duré 33 heures... Peut-on se souvenir, après seulement 3 heures, qu’il faut laisser une longueur de chaine de cinq fois la hauteur entre l’étrave du bateau et le fond de l’eau afin d’assurer un maintient minimum, dans des conditions de beau temps et de vent modéré? J'en doute fort...

12 avril, Bubbly Pool, Jost Van Dyke

Nous avons eu du mal à la trouvée, mais la piscine est bien là. Le petit chemin bien tracé et fléché, mais sans légende, y menait bien. C’est plus petit que ce à quoi je m’attendais. Heureusement, il n’y a qu’un couple avec un bébé. Quelques vagues timides passent par dessus les rochers. C’est joli, bucolique, sympathique, mais pas impressionnant. Je m’assois sur une roche tapissée d’algues douces et un peu glissantes, en attendant la caresse d’une vague sur mes épaules. Et c’est un véritable raz-de-marée qui me tombe dessus! J’essaie de résister, mais les flots m’arrachent de mon siège de pierre malgré les bonnes prises que je croyais tenir. Je crie comme une gamine, me rassois et attends la suivante avec impatience. Il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, tous les marins le savent. Je ne suis pas un marin, pas encore.


13 avril, Privateer Bay, Norman Island

De vrais trésors de pirates ont été découverts dans ces grottes mi-sous-marines mi-aériennes. C’est excitant. Aujourd’hui, le trésor c’est tous les poissons qui nagent à quelques dizaines de centimètres de nous, c’est le mystère et la puissance des éléments qui ont forgé ces tunnels, c’est se rappeler que nous sommes des privilégiés, car nous les visitons. Jusqu’à présent, les BVI ne nous ont pas encore fait fuir. Nous avons toujours trouvé des bouées là où nous les cherchions et un ancrage gratuit pour les nuits. Il faut dire que nous partons de bonne heure le matin et que nous ne mangeons au restaurant ni pour diner ni pour souper. Nos horaires sont donc décalés par rapport aux autres navigateurs qui sont, pour la très grande majorité, des vacanciers sur bateaux de location pour une ou deux semaines.

14 avril

The Indians

Nous faisons route vers Peter Island, l’ile suivante, lorsque je remarque un étrange caillou qui surgit de l’eau, entouré de nombreux bateaux. Aurais-je manqué une belle étape? Je n’aime pas lire les guides, surtout en anglais. Chaque nouveau livre demande une période d’apprentissage et d’adaptation pour arriver à repérer les informations qui nous intéressent. C’est cependant un mal nécessaire si nous ne voulons pas passer à côté des points les plus intéressants. Alors je les feuillette un peu, une page à la fois, une étape à la fois, une journée à la fois. Là, il semble bien qu’un point d’intérêt m’a échappé. Nous sommes dans les BVI depuis quelques jours, je commence donc à me repérer dans l’un des guides que nous avons. Je trouve la page rapidement. « Changement de cap, nous allons là! » Une bouée nous y attend, heureusement car il est impossible de s’ancrer ici. À peine les yeux dans l’eau, il est évident que nous sommes dans un site exceptionnel. C’est magnifique, indescriptible. Je ne me lasse pas de ces paysages sous-marins, toujours à la recherche d’un nouveau poisson, d’une nouvelle éponge, d’un nouveau corail, d’une nouvelle algue...

Deadman’s Bay, Peter Island

Jacques s’ennuie. J’aurais bien attendu que le soleil tape moins, il n’est que 14 heures, mais puisqu’il s’ennuie, allons-y tout de suite. Les gars restent à bord. Nous les avons obligés à se baigner ce matin, mais nous voulons jouir de cette promenade, avec ou sans eux. Ils ne veulent pas venir? Tant mieux.

Peter Island est réputé pour ses chemins avec des points de vue époustouflants sur Francis Drake Channel, le chenal entre Totrula (l’ile principale) et le chapelet d’iles que nous sommes en train d’explorer d’ouest en est. Le soleil est dru, la pente est pentue. J’ai chaud, je dégouline de sueur, je souffle comme un bœuf. Tiens, un banc! Ombragé en plus, avec une vue magnifique. Comble du luxe, il y a un distributeur d’eau froide. Non, ce n’est pas une blague. Nous sommes au bord d’un chemin sableux sur une ile aride, et il y a un distributeur d’eau froide avec des gobelets jetables, gracieuseté du complexe hôtelier sis en contrebas.


15 avril, The Bath, Virgin Gorda

The Bath. Le site qui, à lui seul, justifie un voyage aux BVI. Il tient toutes ses promesses. Non, pas toutes. D’abord, il y a une bouée de libre alors que nous sommes en milieu de journée. Nous sommes venus « au cas où », pensant devoir revenir le lendemain à l’aube. Ensuite, il y a peu de houle. Nous n’avons aucune difficulté à mettre l’annexe à l’eau, à nous attacher à la ligne d’amarrage puis à nager jusqu’à la plage. Pour le reste, si le paysage n’est pas impressionnant, la ballade, elle, est exceptionnelle. C’est grandiose. À la beauté des lieux, il faut ajouter la lumière dansante diffusée par l’eau, les sons qui se répercutent sur les roches, le doux ressac qui nous rappelle que la mer est toute proche. Il y a du monde, mais pas tant que cela et nous sommes souvent justes nous quatre dans la chambre de rocs.

De grottes inondées en grottes sèches, de rochers à escalader en escaliers de bois, nous aboutissons à Devil’s Bay. Les gars restent jouer dans les rochers tandis que Jacques et moi prenons le chemin vers Stoney Bay. Dans cet environnement enchanteur, je me sens chevrette. Je gambade de roche en roche, me rassasiant du paysage composé de blocs de granit, d’arbres et de cactus.

16 avril, Spanish Town, Virgin Gorda

L’équipage torontois du Mauther, Catherine et Henry, soupe avec nous. Ils nous ont envoyé un courriel lorsqu’ils ont su que nous étions, comme eux, dans les BVI. Comment l’ont-ils su? Ils ont entendu « Papa du Chantemer, Papa du Chantemer, ici Gaétan. » Sur la VHF 16 lorsque nous étions en promenade sur Peter Island et que nous ne répondions pas sur le canal 68, car nous étions de l’autre côté de la colline. Nous passons la soirée à nous raconter les belles histoires et les mauvaises expériences depuis notre rencontre à Puerto-Rico, 3 mois plus tôt.

17 avril, Gun Bay, Virgin Gorda

J’ai enfin l’impression de découvrir le vrai BVI. Celui des locaux, celui des noirs. Dans les rues pas très propres, coqs, poules, poussins, chèvres (mais peu de chiens) se promènent en toute liberté. Des épaves de bateaux, de camions, de voitures trainent ici et là. Le supermarché ne contient que l’essentiel, à des prix abordables, du moins plus abordables qu’au supermarché de la marina de Spanish Town. J’aime cette ambiance. Les gens nous regardent, disent bonjour, sourient. J’ai l’impression d’être dans la vraie vie et non dans un décor pour touristes. Il faut dire que nous n’avons pas visité Tortola, la plus grande ile et la capitale. Il y a peu d’ancrages. Jusque-là, nous avons suivi le circuit touristique, magnifique, de la belle navigation entre les iles dans une mer intérieure avec des vagues raisonnables. J’ai l’impression de faire enfin la connaissance de cette colonie anglaise.

18 avril, Leverick Bay, Virgin Gorda

Une simple colline nous sépare de Gun Bay, où nous sommes ancrés. Une simple colline que nous avons contournée par la mer, dans notre petite annexe. Une simple colline et nous avons l’impression que nous sommes dans un autre pays. On ne peut pas dire que tout est faux, que tout est factice, c’est un autre monde, c’est tout. Et pourtant, ce sont les habitants de l’autre monde qui font fonctionner celui-ci. Le tourisme est la principale activité économique des BVI et elle repose en grande partie sur les bateaux charters.

19 avril

Eustatia Sound

C’est une journée comme nous les aimons, presque une routine – du moins pour nous. L’école se termine rapidement, sans véritable crise. Nous allons ensuite nous promener en annexe. Nous n’osons pas descendre au complexe Saba Rock, malgré le guide qui dit que les non-clients-non-consommateurs y sont les bienvenus, car il n’y a personne. Nous allons visiter le récif, une vraie barrière de corail qui protège ce lagon de la houle du large. Les coraux sont quelconques à côté de ceux des parcs, mais les poissons sont abondants et comme il y a peu de fond, nous les voyons de très proche. Jacques découvre même deux anciens canons qui devaient équiper un bateau. Proviennent-ils d’un bateau pirate? Qui sait.

Anegada

La traversée à la voile est idéale. Le vent est parfait, le Chantemer file à 6-7 nœuds toutes voiles dehors. Nous dépassons même un autre catamaran! Jacques en est très fier. Anegada est l’ile la plus nordique des BVI, c’est surtout la seule des iles vierges qui n’est pas d’origine volcanique. Elle est complètement plate. Nous allons faire un tour à terre, mais l’ile est grande et nous sommes au seul ancrage possible, il y a des coraux partout. Nous ne visitons donc pas grand-chose, ce qui ne nous empêche pas d’apprécier le sol stable sous nos pieds.

École, baignade, traversée à la voile, promenade terrestre. Une journée ordinaire, et parfaite selon nos critères. À bien y réfléchir, pas tout à fait parfaite. Il aurait fallu y ajouter une belle prise de pêche et la rencontre d’une sympathique famille francophone. Comme quoi, nous nous contentons de bien peu...

Traversée vers Saint-Martin (France)

20 avril

Nous sommes partis aujourd’hui, car les conditions semblent moins défavorables que les autres jours. Le vent devrait virer légèrement au nord, au lieu d’être est-sud-est comme tous les autres jours. Moins le vent est face à nous, plus nous pouvons avancer dans la bonne direction. La houle était supposée venir du nord-est, elle est pleine est... Il faut vraiment que nous trouvions une source plus fiable pour la prédiction des vagues. Nous avons deux choix : aller au moteur droit vers notre direction ou faire des zigzagues à la voile. Au moteur, nous n’irons pas vite, car le vent nous freinerait et nous aurions les vagues en plein nez, ce qui est très inconfortable, voire intenable. Nous préférons le confort de la voile. Moins de bruits, les vagues en diagonales. Nous naviguerons donc à 6 nœuds, mais durant 160 milles au lieu de 80.

Nous avons l’art de choisir les nuits sans lune pour naviguer. Trouver une fenêtre météo acceptable est déjà tellement compliqué que s’il faut, en plus, attendre les environs de la pleine lune, nous serions encore dans les BVI pour quelques mois. Les conditions ne sont pas agréables, mais pas épouvantables non plus. Les garçons dorment tous les deux dans la cabine arrière, bien plus confortable quand le catamaran tape dans les vagues. La lune nous sourit, de son croissant jaune et horizontal, à peine visible. Je trouve la noirceur moins angoissante que lors de notre traversée vers Puerto-Rico, il y a déjà trois mois. L’horizon est à peine perceptible, ce qui rend les oscillations du bateau encore plus impressionnantes. Sur le siège capitaine, j’ai la sensation de faire du rodéo. L’absence de lune a aussi des avantages. La Voie lactée est magnifique. De grosses particules bioluminescentes s’allument juste pour moi dans les éclaboussures d’eau sur les coques. Jacques vient prendre le relai. C’est à mon tour de me glisser dans le lit, toute seule, recherchant la tiédeur que son corps à laisser dans les draps. Le voilier bouge tellement qu’il faut que je change de côté régulièrement, pour ne pas avoir l’épaule trop meurtrie. Après deux heures de somnolence plus que de vrai sommeil, c’est mon tour de quart. Je retrouve avec plaisir le vent frais et les embruns salés, engourdie d’une fatigue supportable qui me procure une certaine euphorie, appréciant le calme très spécial et très relatif de la nuit en mer lorsqu’on navigue au près serré (le plus proche possible du lit du vent).

21 avril, à mi-chemin entre Virgina Gorda (BVI)
et Saint-Martin

Le soleil et un beau petit mahimahi nous font oublier les désagréments de cette traversée et la noirceur de la nuit. Nous sommes tous fatigués et de bonne humeur. Pas d’école aujourd’hui. Il nous reste encore de longues heures avant d’arriver en France. La France. Ses vins et ses fromages, ses croissants, ses supermarchés remplis de yaourts de toute sorte, l’Euro (est-il plus favorable que les dollars canadiens?). Les Français, parler la même langue, confronter nos idées et argumenter. Y a-t-il ici le même pessimisme persistant qu’en France métropolitaine?

Après les Bahamas, les grandes Antilles et les iles Vierges, St-Martin marque notre entrée dans les petites Antilles, la dernière grande étape de cette première année de navigation et 26 heures de traversée.

Saint-Martin (France et Hollande)

22 avril, Marigot

Que cela fait bizarre d’entendre parler français partout! C’en est même fatigant. Je me surprends à écouter les conversations des autres, j’ai du mal à rester dans ma bulle, à faire abstraction de ce que disent les inconnus autour de moi. Je n’aime pas l’accent français, que je trouve dur, mais l’accent créole est charmant. Marigot est une petite ville sympathique, pas trop touristique, un peu délabrée. Nous y retrouvons toutes nos références françaises : bouffe, types de restaurants, enseignes des magasins, gendarmes, etc. Il y a plus de blancs que de créoles, peut-être est-ce dû aux nombreux touristes. Contrairement à la France métropolitaine, nous trouvons les gens gentils, polis, souriants, quelle que soit la couleur de leur peau.

Drôle d’ile coupée en deux. Ici, les gens parlent français alors qu'ils parlent anglais du côté hollandais. Ici, les magasins sont ouverts de 10 h à 20 h, et de 8 h à 17 h de l’autre côté du lagon. Notre internet fonctionne ici, mais pas là bas. D’un côté les rayures bleu, blanc, rouge du drapeau sont verticales, de l’autre elles sont horizontales. Heureusement, nous n’avons pas à passer les douanes pour traverser la frontière ni à changer le pavillon de courtoisie du Chantemer.

23 avril, Marigot

Finalement, il y a bien plus de créoles que de blancs ici. Tout dépend des rues où l’on se trouve. En cherchant un dentiste, nous nous aventurons dans Bellevue, une « banlieue » de Marigot, côté montagne. Pour revenir, nous prenons la rue la plus éloignée du front de mer. La première chose qui frappe, c’est le nombre de gens qui sont dans la rue. Enfants en bicyclette, jeunes en grandes discussions, personnes âgées assises devant leur maison. Tous sont noirs et parlent ce qui ressemble à un mélange d’anglais, de français et de créole. C’est incompréhensible. Les maisons sont étroites et en hauteur, plus ou moins bien entretenues. Il fait doux. J’aime cette ambiance de chaleur humaine, même si je n’y suis pas intégrée, les gens répondant à peine à nos bonjours.

24 avril, Grand Case

Une des difficultés lorsque l’on vit sur un bateau est l’impossibilité de prendre ses distances par rapport aux autres. Si la bonne humeur est contagieuse, la mauvaise l’est encore plus. À cause du manque d’espace, les affaires des uns empiètent forcément sur celles des autres, créant d’autres tensions, d’autres frustrations, d’autres occasions de râler après tout et tous. Avec l’âge, Jacques a gagné en sagesse et en ouverture d’esprit, mais pas en patience. Moi, je vis au rythme de mes hormones et je ne me comprends pas toujours. Du haut de ses 11 printemps, Sylvain s’entraine pour son adolescence toute proche. Gaétan n’a pas encore 10 ans, mais il n’a pas encore appris à gérer ses émotions et cherche toujours à dépasser les limites, toutes les limites. Je me plonge dans mon livre de psychologie sur les 6-12 ans, espérant y trouver un « Gaétan – mode d’emploi ». Heureusement, de grands moments de complicités permettent d’oublier ces tensions, naturellement présentes dans toutes les familles, sur terre et sur mer.

25 avril, Anse Marcel et Ile Pinel

Tranquillement, nous continuons notre tour de l’ile dans le sens antihoraire. C’est sympathique avec beaucoup d’intérêts sur un petit territoire, mais sans rien d’extraordinaire comparé à d’autres iles que nous avons visitées. Pour moi, un des grands attraits de Saint-Martin reste ses supermarchés. Pas pour les prix, pour les produits qu’on y trouve. Ah, les saveurs de notre enfance... Les bonbons au coca-cola, les fraises Tagadas, mais aussi les fromages, les saucissons et les biscuits en forme de cœurs, bizarrement appelés palmiers. J’ai juste hâte de retourner à Marigot, de louer une voiture et de faire le plein de douceurs d’antan.

26 avril

Baie orientale

La pause plage est terminée, il est temps de rentrer : c’est l’heure du café. L’annexe me cogne l’arrière des jambes alors que j’étais en train de rincer les seaux de plage. Une vague plus grosse que les autres l’a fait valdinguer. En essayant vainement de retrouver mon équilibre, mon pied heurte durement une roche sous l’eau. Ça fait mal. Il n’y a pas de sang, je ne dois donc pas être écorchée. À peine arrivée sur le catamaran, je savonne la partie douloureuse. Des aiguilles d’oursins dépassent de la corne de mon pied! Voilà pourquoi j’ai mal! Heureusement, ce ne sont pas les oursins noirs avec les immenses piquants, les épines sont blanches. Pas facile à voir. J’enlève les deux plus profondes avec une pince à épiler, on verra pour la suite.

Oyster Pond (Étang aux huitres)

Marcher avec des épines dans le pied, c’est vraiment inconfortable. Il n’y a aucune amélioration, j’en déduis que des épines sont restées cachées dans la corne de mon pied. En général, quand on s’enfonce quelque chose sous le pied, c’est avec la conspiration d’une bonne partie de notre poids et, en plus, la peau est dure. Je consulte mes documents concernant la pharmacologie de bord, j’ai bien dû noter quelque chose sur les épines d’oursins, c’était certain que l’un ou l’autre finirait par jouer au fakir. J’alterne donc bain de pied dans l’eau de Javel et zigonnage avec une aiguille. Après une demi-heure de ce régime, j’arrive à enlever l’ultime petit bout de calcaire. L’ultime? Les jours prochains me le diront... Au moins, avec l’eau de Javel, je devrais éviter une infection. La mer est dangereuse, on ne le répétera jamais assez! Pour l’instant, le problème de santé le plus sérieux auquel on a fait face a été un furoncle dans la fesse de Sylvain, soigné à l’argile. D’ailleurs, le stock de médicaments n’a pratiquement pas baissé, mis à part les cachets contre les migraines et les antihistaminiques pour calmer mon urticaire.


27 avril, Philipsburg

La partie hollandaise est fidèle à sa réputation : moche. Les routes zèbrent les collines. Il y en a tellement que ça ressemble à des cultures en terrasses. Les constructions sont faites sans aucun égard au paysage, les vallées sont bouchées et les courbes sont dénaturées.

Nous sommes lundi, 16 h 30. Tout est fermé. Comme il n’y a aucun mégapaquebot, nous nous attendions à trouver la ville calme, mais pas désertée! Un seul magasin ouvert : la bonbonnerie. Le rêve de Sylvain et Gaétan qui ont encore un peu d’argent de leurs grands-parents à dépenser à leur gré. Le tenancier nous explique que, la veille, il y avait le gros party du carnaval, et donc que tout le monde se repose aujourd’hui. C’est peut-être mieux ainsi, je n’aime pas la foule et, au moins, nous n’avons pas la tentation de dépenser dans ce port franc. L’ensemble est plutôt joli, avec quelques vieilles maisons.

Il est trois heures du matin. La houle rentre sans obstacle dans cette immense baie puisque le vent est sud-ouest depuis plusieurs jours. Mais surtout, je ne supporte plus d’entendre la musique et l’animation au micro qui vient du casino, pourtant à 300 m sous le vent... Décidément, je préfère la partie française, sans équivoque.

28 avril, Marigot

Nous voilà à notre point de départ – ou plutôt d’arrivée – à Saint-Martin. Nous en avons fait le tour en bateau, à la voile pour une bonne partie. C’est une des rares iles qui offrent de bons mouillages sur toutes ses côtes. En générale, la côte est, battue par la houle générée par les alizés, est inhospitalière pour les bateaux.

Sacs sur le dos et soleil sur la tête, nous faisons le chemin qui nous mène chez le dentiste. Ce n’est pas si loin, 20 minutes de marche, mais je suis fière de notre petite famille qui marche si gaillardement alors que la plupart des gens prennent leur véhicule climatisé même pour quelques minutes.

La visite chez le dentiste est rapidement expédiée et bien moins chère qu’au Québec. Ici, pas d’hygiéniste dentaire, c’est le dentiste qui me détartre et fait un rapide polissage. Pour les enfants, cela se résume en une inspection de quelques minutes pour vérifier qu’ils n’ont pas de caries ni besoin d’orthodontie à court terme. J’ai hâte de me laver les dents, car il reste plein de poudre dans ma bouche. J’ai alors la mauvaise surprise de ne pas réussir à passer la soie dentaire là où le dentiste a comblé un plombage manquant. Ben oui, les Français ne connaissent pas la soie dentaire! Cependant, si les Français sont plus riches, car ils dépensent peu en soin dentaire (une grande partie des frais est prise en charge par la sécurité sociale), ils ont rarement d’aussi belles dents blanches que les Québécois.

Au retour, Sylvain nous rappelle que nous n’avons toujours pas visité le fort Louis, qui domine si bien notre ancrage. Il ne reste pas grand-chose des murs, quelques canons ornent les ruines. Par contre, la vue sur Marigot et sa baie est vraiment belle.

29 avril

Nous avions rencontré Bernard lors de notre arrivée à Puerto-Rico, mi-janvier. Ancien breton, à moitié saint-martinois et un peu québécois (il possède un chalet à La Tuque). Il a gentiment accepté de nous faire faire le tour de son ile : la petite plage que personne ne connait, la réserve naturelle, le spot de kite, les rues animées de Philipsburg accompagné du mode d’emploi pour marchander, la plage avec les vagues, etc. Pour déjeuner, il nous emmène à la plage Maho, juste au bout de la piste d’atterrissage de l’aéroport international. Une foule attend que les avions atterrissent ou, encore mieux, qu’un gros porteur décolle. Le souffle soulève alors une tempête de sable. Le spectacle est intéressant depuis la terrasse de ce restaurant qui ne désemplit pas. La grande proximité d’un aéroport est souvent considérée comme une nuisance, un handicap. C’est intéressant comme ils ont réussi à en tirer parti ici.

Au cours du diner, Bernard explique que sa villa est à vendre. Elle comprend quatre logements locatifs à vocation touristique en plus d’un logement principal. Un coup d’œil à Jacques me confirme que l’affaire pourrait bien nous intéresser.

Une fois rentrés au Chantemer, il ne nous faut que quelques minutes pour trouver l’offre de vente sur internet. Le prix demandé est abordable pour nos finances. Saint-Martin n’était pas en tête de liste des terres d’accueil possible pour nous, mais Bernard a bien su vendre son ile : nombreux vols vers Montréal et la France, chaleur moins humide que dans les iles plus au sud, multiculturalisme important et, surtout, beaucoup moins de racisme envers les blancs qu’en Martinique et en Guadeloupe. Nous explorons à fond ce que pourrait nous apporter une telle opportunité. Nous nous y voyons déjà... Mais attendons d’avoir au moins visité la villa avant de nous emballer.

30 avril

Cole Bay

Nous avons la voiture pour une journée et tant de choses à faire! Premier objectif, la grande quincaillerie côté hollandais. Comment ça, fermé! Hélas, c’est l’anniversaire de la Reine... Mais consolons-nous, le lendemain aurait été encore pire puisque le 1er mai et la fête du Travail en Europe. Nous trouvons quand même quelques magasins ouverts. La partie hollandaise est bien plus nord américanisé que le côté français. À l’épicerie, je trouve à peu près les mêmes produits que chez nous et tous parlent anglais.

Pic Paradis

Pourquoi ne sont-ils pas emballés à l’idée de marcher 2 heures à flanc de montagne, au soleil quand il fait 30 °C à l’ombre et que nous sommes à l’abri du vent? Il faut croire que je suis la seule maso de la famille. Mais pour moi, un beau point de vue se mérite. Il faut suer pour mieux apprécier. Seule contre trois, je capitule et nous prenons la petite route qui monte, monte et monte les 450 m de dénivelés. La vue est belle, malgré l’absence d’effort, et la végétation est un peu moins aride qu’en bas.

Marigot

Les coffres du Chantemer commencent à être vides. Bon, j’exagère : en étirant un peu, nous pourrions manger à quatre durant plusieurs mois. Disons qu’il reste de la place et que nous avons besoin – ou, plus justement, envie – de diversifier nos repas. Alors nous profitons de l’accès à tous ces bons produits français et aux alcools détaxés pour renflouer nos réserves.

Une fois les produits surgelés et frais rangés, le Chantemer plein d’eau, de diesel et d’essence pour l’annexe, il nous reste un peu de temps pour aller à la plage, une de ces belles plages non accessibles en bateau. Oui, mais voilà, il est 5 heures. C’est la fermeture des magasins. C’est le retour à la maison. C’est un embouteillage digne de Montréal lors d’une tempête de neige... Découragés, nous faisons demi-tour et nous rendons la voiture de location.

Tiens, une annexe accoste notre catamaran. C’est La Smala! Depuis la veille, nous tentons de les joindre pour confirmer notre rendez-vous pour la soirée. Même s’ils n’ont passé qu’une journée ensemble, les quatre enfants se retrouvent avec un plaisir visible. Pendant que nous, les adultes, nageotons en discutant dans l’eau tiède, les enfants sautent à qui mieux mieux. La soirée est longue, mais passe trop vite. Nous allons dans la même direction, nous devrions nous revoir bientôt.