Carnet de bord de Raphaëlle
Septembre 2014
Contrairement au carnet principal, les archives se lisent de haut en bas...
Exumas, Bahamas (suite)
1er septembre, Hamlett Cay
Aujourd’hui, c’est la rentrée. « Mais tu n’es pas un professeur? Tu ne peux donc pas corriger nos exercices! » Logique implacable d’enfants. En effet, je ne suis pas un professeur, mais un accompagnateur. « Et si tu fais des fautes? » C’est possible, je n’ai pas les corrigés. Mais l’essentiel est que la matière soit comprise. « Est-ce que tu vas nous mettre des notes? » Non, pas de notes. Je ne me sens pas compétente pour en donner. Avec seulement deux « élèves », qui plus est sont mes enfants, je ne peux pas être juste et objective. Voilà une bonne occasion pour eux de travailler pour apprendre et non pour la note, de se comparer à eux même, au progrès qu’ils feront, et non aux autres élèves. Tout un défi, un de plus. Les écoles primaires alternatives du Québec sont un beau modèle, avec une philosophie proche de l’« école nouvelle » privée dont j’ai eu la chance de bénéficier durant mon enfance (La Prairie, à Toulouse). Tous les Québécois que je connais ont réussi sans aucune difficulté le passage de l’école primaire alternative à l’école secondaire classique, publique ou privée. Si mes enfants ont fréquenté une école classique et non alternative, c’est par facilité. Et puis, l’École primaire Marguerite Bourgeoys à Pointe-Claire, ce n’est pas n’importe quelle école... Nous sommes très chanceux d’habiter sur son territoire.
C’est donc le premier jour d’école. Hier, j’ai passé de longues heures à transformer la planification hebdomadaire en planification journalière, à tenter de faire un programme qui optimise l’ordinateur tout en variant les activités des enfants, en occupant l’un pendant que j’accompagne l’autre. Tout est prêt. Tout le monde est prêt. Cette première journée restera la preuve que tout peut se passer bien, du début à la fin. La récré se passe dans l’eau. Sylvain et Gaétan sont ravis de se plonger dans leurs manuels, souvent feuilletés ces dernières semaines, lors de périodes d’ennui. Ils sont contents que, pour une fois, ce soit nous qui leur disions quoi faire, même si c’est très directif, plutôt que notre sempiternelle réponse « Ben, occupe toi. Tu n’as qu’à lire » à leur ritournelle « Je ne sais pas quoi faire... ». Ils sont un peu déçus que les 3 heures soient passées si vite, qu’il n’y ai pas d’école l’après-midi ni la fin de semaine. Sauf que les horaires pourront être aménagés selon les caprices de la météo et les activités programmées. Leur plus grand défi sera d’apprendre à faire abstraction de l’autre. Le problème n’est pas le bruit environnant, mais leur habitude de tout partager : « Gaétan, viens voir ce que j’ai trouvé dans le logiciel d’anglais! », « Sylvain, écoute ce qui est écrit dans mon manuel... ».
2 septembre, Hamlett Cay
Des araignées? Dans le bateau??? Et moi qui pensais être en vacances de détoilage de ma demeure... « Ce ne sont pas des araignées, elles n’ont que 6 pattes », remarque Sylvain l’observateur. En effet, ce ne sont pas des araignées, mais de minuscules crabes. Probablement des bébés qui ont éclot quelque part sur le Chantemer. C’est moins salissant que les araignées, mais moins utile pour nous aussi. Nous ne les laisserons donc pas s’installer.
Nous voulions bouger, mais les orages qui se succèdent depuis midi nous en ont dissuadés (youpi!!! Les réservoirs d’eau sont pleins.) Nous sommes relativement bien à l’abri des vagues, derrière un petit îlot, mais l’océan à l’air déchainé et nous n’avons aucune échéance à respecter. Tout à coup, nous avons l’impression que le catamaran a reçu un coup de bélier. Il semble s’enfoncer puis, comme s’il était attaché à un élastique, il repart en avant. Une pluie drue, une vraie pluie tropicale, s’abat sur nous. Les vents montent à 35 nœuds. L’ancre n’a pas bougé d’un centimètre. Une bonne touée et la patte d’oie ont effectivement joué leur rôle d’amortisseur élastique.
« On s’ennuie, on veut faire l’école ». Cela ne me semble pas une bonne idée, il ne resterait rapidement que les activités répétitives, telles que les mots de dictées et les tables de multiplication. J’improvise donc un devoir facultatif : une présentation orale, qui sera filmée si les gars vont jusqu’au bout, ce que j’encouragerai mais n’obligerai pas. Les sources de données étant limitées à bord, je leur concocte rapidement un sujet : un animal marin imaginaire pour Gaétan et l’invention d’un pirate pour Sylvain, qui possède un livre de référence sur le sujet. Je donne quelques directives, mais rien d’obligatoire.
3 septembre
Hamlett Cay
Il me regarde droit dans les yeux et me sourit. Il me tourne autour, passe à moins d’un mètre, me regarde à nouveau puis se met sur la tête, le nez dans le sable. Je l’imite (en me mettant sur les mains, pas sur le nez...). C’est vraisemblablement un jeune, ou une jeune, plus petit que les deux gros qui l’attendent un peu plus loin. Ses parents? Je ne connais rien à leur mode de vie. Nager avec des dauphins était un rêve de petite fille, et un de mes souhaits pour ce voyage. Cela n’a duré que quelques minutes et je ne les ai pas touchés, mais peu importe. Émerveillement devant ces corps qui dégagent force et grâce. Émerveillement devant cette impression de liberté absolue.
Le groupe de quatre dauphins tourne autour du bateau toute la matinée, le travail d’école s’en ressent, nous rattraperons le retard plus tard. Par contre, ils ne se laisseront plus approcher. Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis. Dès que nous remontons à bord du catamaran, ils se rapprochent. Malheureusement, le mauvais temps qui sévit depuis la veille a rendu l’eau très trouble, nous empêchant de les voir à moins de trois mètres dans l’eau, même si nous ne sommes que dans 1,5 m de profondeur. Les photos ne sont pas du tout représentatives de notre expérience indescriptible.
Lee Stocking Island
Ne rien faire, qu’est-ce que ça fait du bien! Je suis dans le hamac, de la bonne musique dans les oreilles. L’avantage d’un hamac sur un bateau, c’est qu’il balance tout seul, même dans un mouillage calme. Même parfois trop, il vaut mieux prévoir de quoi se freiner au besoin. Bien entendu, il est hors de question de l’installer en navigation.
4 septembre, Lee Stocking Island
Il fait chaud. Le soleil est revenu après deux jours de gros nuages et d’orages (nous avons presque eu froid, la température dans le Chantemer était tombée en dessous de 28 °C). Très chaud, malgré le vent. Jacques me confie qu’il n’est pas certain qu’il aimerait vivre définitivement sous les tropiques. Moi, après mon retour de Tahiti – il y a 28 ans – la réponse m’était apparue évidente. L’alternance des saisons est un cadeau inestimable de la nature.
Bon, je ne dirais peut-être plus ça lors du prochain long hiver que je passerais à Montréal...
5 septembre, Lee Stocking Island
Ils sont revenus... L’arc-en-ciel le plus parfait qu’il m’ait été donné de voir vient de disparaitre. Il était complet et si vif qu’il donnait envie de monter dessus. La nature nous offre de bien beaux cadeaux au lever du jour. Hier, les dauphins. Aujourd’hui, cet arc-en-ciel digne d’un conte de fée. Je termine à peine de partager cette pensée que Sylvain s’exclame : « Des dauphins! » Il n’est qu’un peu plus de 7 h, mais, peu importe, j’attrape mon masque et je saute à l’eau. Ce sont eux! Les quatre dauphins d’avant-hier. Nous avons pourtant parcouru environ 10 miles nautiques. Sont-ils là par hasard ou nous ont-ils cherchés? Jacques avance l’hypothèse qu’ils auraient reconnu les bruits caractéristiques du Chantemer de loin en se promenant. Dans tous les cas, ils cherchent notre compagnie. Nous n’avons pas vu d’autres bateaux à l’ancre dans ce secteur, il n’y a donc pas de concurrence humaine. Le jeune, c’est indiscutablement un mâle, est tout content de nous avoir retrouvés et il nous fait la fête. Les adultes se laissent plus facilement approcher que lors de la première rencontre. C’est évident qu’eux aussi nous ont reconnus.
Ils font quelques tours du catamaran, nagent un peu avec nous, s’éloignent et puis reviennent. Nous avons même droit à un spectacle de sauts, mais loin. Je ne me lasse pas de regarder la mère et son petit jouer ensemble. Le jeune est friand de crabes, qu’il cherche en fouinant dans le sable. Ensuite, il va téter, quelques secondes de chaque côté. Sa mère a deux poches qui semblent gonflées de lait. Les trois adultes ont sensiblement le même âge, si l’on se fie au nombre de cicatrices. Les deux autres ne se quittent pas, se caressent souvent. Il y a au moins un mâle parmi eux. Ils sont souvent deux par deux, parfois les quatre en formation serrée. Je me sens particulièrement connectée par la mère, qui laisse son bébé jouer avec nous avec confiance. Confiance partagée. M’a-t-elle identifiée en tant que mère de Sylvain et Gaétan?
Je retourne à l’eau quatre, cinq, six fois... je ne compte pas. À plusieurs reprises, lorsque la baignade dure assez longtemps, j’ai vraiment la sensation de nager au milieu d’eux. Ils passent de chaque côte, dessus, dessous, me regardent, s’éloignent, reviennent. C’est bien plus intense que ce que j’ai vécu deux jours auparavant. En début d’après-midi, nous retournons à l’eau avec Jacques et Sylvain. Le jeune est tout excité, bien plus que lorsque je me baignais seule le matin. Il nage entre nous trois, tourne autour des uns et des autres, mais surtout de Sylvain. C’est évident qu’il reconnait un jeune en lui, il cherche des amis pour jouer. Gaétan va à l’eau à son tour tandis que Jacques et moi observons la réaction de leur ami aquatique depuis l’avant du bateau. Le jeune dauphin est tout excité, il fait cabriole sur cabriole avant de s’approcher des enfants. Je ne connais rien à la vie sociale des grands dauphins gris, mais c’est évident qu’ils nous ont reconnus en tant que famille. « C’est vrai que nous avons de la chance de faire ce voyage. Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont la chance de nager comme ça avec des dauphins ». Je suis contente que Sylvain et Gaétan réalisent l’importance de leur expérience. L’appareil photo de Jacques a rendu l’âme ce matin, après 5 semaines de bons et loyaux services, le mien n’a plus de batteries. Les photos que nous avons sont loin de représenter la merveilleuse aventure que nous venons de vivre.
Ce qui me fascine, c’est qu’ils étaient là simplement parce qu’ils en avaient envie. Ils sont totalement libres, nous ne leur donnons aucune nourriture. Ils sont là, car ils ont envie d’être avec nous. Les dauphins sont vraiment des animaux hors-norme, dont la réputation n’est pas surfaite. Animaux? Certainement. Mais pas inférieurs aux hommes.
6 septembre, Little Farmers Cay
Ça y est, j’ai trouvé une conque!!! Encore ce matin, nous désespérions d’en ramasser. Je vois plusieurs conques de bonne taille, mais pas encore assez développées pour être pêchées. En nageant plus loin, j’en repère une belle grosse, à la lèvre complète. Miam! Je vais enfin pouvoir essayer de faire des « conches fries » maison. Jacques, bien outillé avec un marteau acheté en prévision, arrive à retirer la bête après quelques essais. Je suis un peu désemparée devant cette espèce de bulot géant qu’il faut éplucher. La démonstration d’Irwy date de 5 à 6 semaines. Beurk, ma main se retrouve engluée d’une substance très visqueuse et très tenace. J’essaie de l’enlever avec du produit vaisselle et de l’eau de
mer. Ma main reste gluante, mais vraiment très gluante. Le lavage à l’eau douce n’est pas plus efficace. Finalement, je frotte avec du bicarbonate de soude. Ouf, ma peau a retrouvé sa texture. Je m’inspire d’une recette lue dans une librairie à Nassau, de quelques commentaires sur les spécialités locales glissés dans les guides et sur les « conches fries » que nous avons eu l’occasion d’acheter. J’improvise avec les ingrédients du bord et je triche en mixant tout au Thermomix au lieu de le ciseler finement (il y a des morceaux vraiment très durs). Enfin, je fais cuire des galettes à la poêle au lieu de plonger des cuillères dans une friteuse... Si la forme est très différente, le goût est là. C’est délicieux.
7 septembre, Little Farmers Cay
Nous sommes dimanche, en pleine saison morte, mais nous avons vraiment besoin d’une connexion internet pour vérifier l’avancée d’un éventuel ouragan. Notre carte prépayée est échue et nous n’avions aucun signal au mouillage précédent. Qui ne tente rien n’a rien. Et puis, la publicité pour Ocean Cabin – bar et restaurant – dit : « Our hours - Most of days about 9 or 10, Occasionally as early à 7. But some days as late as 12 or 1. We close about 5 or 6. Or maybe about 4 or 5. Some days or afternoon we aren't here at all. And lately we've been here about all the time, except when we're somewhere else... But we're might be here then, too. » La porte est ouverte. « Is-it open? » « The bar, yes ». Il est 11 h 30, une bonne heure pour un « rhum punch ». Enfin, pas pour les enfants ni pour Jacques qui s’abstient de temps en temps, pour se donner bonne conscience vis-à-vis de son estomac malmené par le rhum-coke dont il raffole. Terry, le patron, est à l’image de sa publicité. Il a l’assurance des gens qui ont bien bourlingué et qui savent qu’ils sont maintenant à la bonne place au bon moment. Le décor est très chaleureux, le ponch corsé. Une fois rassurée par la météo pour les deux jours à venir, je me lance dans la mise à jour du site qui a besoin d’être restructuré à cause du très grand nombre de photos. Nous restons donc un certain temps. Assez pour que Sylvain devienne un pro du bilboquet local, un anneau accroché à une corde au plafond qui doit atterrir sur un crochet dans le mur. Assez pour que Jacques parle musique et que Terry lui donne des morceaux d’aloès pour soigner son feu sauvage, qui revient dès qu’il fait un peut trop d’harmonica. Terry nous offre aussi deux fruits blancs laiteux, avec beaucoup de pépins « Good medecine. It's call nuni, Google-it and you'll see ». Je trouve cela très louche, mais nous acceptons ce petit cadeau.
Farmers Cay est un joli village, soigné, authentique, petit. Il dispose tout de même d’un passage piéton, il y a deux routes et 55 habitants. Nous nous promenons un peu sous le soleil écrasant de la mi-journée. « Come and see ». Nous suivons un jeune homme insistant qui nous amène à l’atelier d’un vieux sculpteur. Non, nous ne voulons rien acheter. Je regarde les statuettes, pas vraiment belles, et je pense à tout ce dont j’ai réussi à me débarrasser avant de partir. Je ne suis pas encore prête à m’encombrer de nouveaux souvenirs. Les gars essayent de souffler dans une conque, habilement coupée pour servir de sirène. Le bruit est vraiment impressionnant. Nous achetons finalement un petit melon d’eau pour un prix exorbitant, un gros sac de gineps, ces petits fruits verts qui se mangent comme des lychees et dont nous raffolons. En partant, le jeune homme nous donne deux fruits verts non encore identifiés et qu’il faut laisser murir. Le melon d’eau n’est pas très gouteux, ni très sucré. Il est en revanche gorgé de pépins.
Je me console en constatant que des pays ont su conserver leurs graines anciennes et résister à la dépendance de Monsanto. Je me rends compte à quel point, même pour nous qui avons connu de « vrais » fruits dans notre enfance, sommes piégés par le goût sucré, universel et par l’absence de pépins des fruits Monsanto... Les gineps, cueillis devant nous, sont par contre les meilleurs que nous avons mangés jusqu’à présent, et les moins chers.
C’est la fin de la messe. Nous sommes interpelés par un autre homme, qui lui aussi veut nous montrer ce qu’il peut vendre. Il ne sculpte pas, mais fabrique des souvenirs à l’aide de coquillages et de gorgones séchées. Ce n’est vraiment pas beau. Il nous fait goûter un nuni. J’avais raison de me méfier, c’est si infect que Jacques et moi nous ne pouvons nous empêcher de tout recracher. « Good medecine », je savais bien que c’était louche. Nous lui achèterons finalement une grenade, qu’il voulait nous vendre 4 $.
8 septembre, Little Farmers Cay
Je pratique la pêche sportive. Oui, la pêche aux conques c’est sportif. Il faut d’abord nager 20 min contre un courant de 2 nœuds, plonger maintes fois dans une eau profonde à trois ou quatre mètres pour vérifier si la lèvre est bien développée, s’il n’y a pas déjà un trou (ce qui signifie qu’elle a déjà été mangée) et enfin si elle n’est pas habitée par un gros bernard-l’hermite. Ensuite, il faut la remonter – c’est vraiment lourd –, reprendre son souffle et glisser la conque dans le filet – qui ne veut pas s’ouvrir – tout en agitant les pieds pour essayer de garder la tête hors de l’eau. Le retour est plus facile, puisque le courant me ramène, ou presque. Il faut encore pas mal de muscles pour faire un trou dans la coquille à coup de marteau, trancher le pied par le trou en faisant attention de ne pas abimer le couteau, tirer sur la bête et surtout l’éplucher. Bref, les conques ont beau avancer lentement, la pêche aux conques c’est du sport. Rien à voir avec la cueillette des champignons. En deux jours, j’ai pêché 7 conques. Et je suis la seule à en avoir trouvé...
9 septembre, Black-Point, Great Guana Cay
Black-Point est un très joli village, avec la laverie la plus propre que nous ayons fréquentée jusqu’ici est surtout la plus pratique. En effet, Rock Point Inn and Landry a un quai à annexe juste devant! D’accord, il n’y a pas de planches sur le quai et comme nous sommes à marée très basse, nous devons hisser les sacs et les porter à travers la structure de poutres. Mais ce n’est rien comparé à transporter à la main 3 gros sacs Ikea remplis de linge.
En déambulant dans le village, nous nous intéressons à deux dames qui nattent de larges rubans de palmes. Ces rubans seront ensuite cousus, doublés de tissus puis brodés pour donner de jolis cabas. J’ai beau chercher, je ne trouve aucune place ni aucune utilité pour un de ces sacs à bord. De toute façon, vu le travail qu’ils demandent, ça ne rentrerait probablement pas dans notre budget. Je leur demande si je peux prendre une photo. Elles sont d’accord, mais veulent la photo en retour. Malheureusement, la seule imprimante que j’ai à bord est noire. « It's not a problem, we are black anyway. » Éclats de rire partagés.
10 septembre, Great Guana Cay
Nous avons passé tout droit du sud au nord de Great Guana Cay pour racheter une carte internet. Ce faisant, nous avons raté au moins une escale intéressante. Nos jours dans les Exumas sont comptés, nous sommes proches de Staniel Cay, l’endroit d’où nous étions partis pour rejoindre Jean-Pierre et échapper à Cristobal, il y a déjà 3 semaines. Je veux profiter de tout ce qu’il nous reste à visiter, nous allons donc en excursions jusqu’au « whites horses ». Nous attendons la fin de l’après-midi pour avoir moins chaud, le vent est quasi nul. Nous découvrons une belle plage qui nous invite à la baignade. Pour une fois, nous pouvons observer les poissons côté océan sans vague et sans courant! Les gros perroquets ont l’air appétissants, mais nous n’avons pas le harpon avec nous. Nous nous contentons donc de la vue.
Le chemin n’est pas facile à trouver, le soleil baisse sur l’horizon et nous offre une magnifique lumière. Le sentier se résume à de vagues trouées dans la jungle, nous suivons une trace. Je commence à m’inquiéter pour le retour. J’ai beaucoup de stock dans mon sac, mais pas de lampe de poche. Au pire, c’est la pleine lune, elle se lève tôt et le ciel est dégagé. La pierraille ayant remplacé le sable, les traces de pas ne sont plus visibles. Le soleil ras ne pénètre plus la végétation au niveau de nos pieds. Impossible de se perdre, nous sommes sur une île relativement étroite, mais savoir où nous sommes ne nous indique pas quel chemin il faut suivre. Nous sommes sur le point de renoncer lorsque nous trouvons un passage vers le côté océan. Une butte est proche. Sylvain et Jacques se baignent tandis que je pousse la visite un peu plus loin.
Le cheval de pierre n’est pas très ressemblant, peut-être est-ce une question de lumière, mais je trouve saisissante la tête d’iguane, dont aucun guide ne parle. Pour le retour, nous décidons de passer par le haut de la falaise, ça monte plus, mais la végétation y est rase, ce qui facilite notre progression et nous offre plus de lumière. Peu de temps après avoir pris le chemin du retour, le soleil se cache derrière des nuages au loin. Marcher sur le sable mou de la plage est fatigant, mais plus facile que traverser la végétation. Avec le crépuscule arrivent les moustiques. Je me fais également attaquer, mais je ne ressens que la piqûre et aucun bouton ne se forme (j’ai de la chance, non seulement j’attire beaucoup moins les
moustiques que le reste de la famille – donc je suis tranquille tant que je ne suis pas seule –, mais en plus mon corps bourré d’antihistaminique ne réagit pas). Nous arrivons sains, saufs et assoiffés (malgré nos bouteilles d’eau) à la plage de départ. Il reste à gagner l’annexe, que nous avions laissée au sec, mais qui est maintenant à 200 m du bord (sans surprise, nous avions vérifié la marée). Les moustiques nous suivent jusqu’au Chantemer. Quelle aventure!
11 septembre, Bitter Guana Cay
Rencontre avec un iguane. Maintenant que je sais que les iguanes sont végétariens, qu’Allens Cay est un des rares endroits où les nourrir est toléré – tourisme oblige – je n’ai plus peu des iguanes. Celui-là n’est pas farouche, il fera même quelques pas vers nous. Plus je le regarde, plus je le trouve beau, alors qu’ils sont plutôt repoussants au premier regard. L’homme, aidé de ses chiens, a presque réussi à détruire ces espèces endémiques qui n’ont presque pas évolué depuis les dinosaures. Il en reste encore sur quelques îles et ils sont maintenant protégés.
12 septembre, Staniel Cay
Nous sommes vendredi. Si nous voulons faire les courses aujourd’hui et remplir la bouteille de propane, nous n’avons pas le temps de faire l’école. Nous la ferons donc demain. Merveilleuse souplesse des horaires et du calendrier... Nous voici donc de retour à Staniel Cay, notre dernière étape dans les Exumas. Promenade dans l’île aux iguanes, baignade autour d’une épave d’avion, courses, visite aux cochons nageurs, le tout réparti sur quatre mouillages différents! Jacques, qui a toujours été un peu hyperactif, a enfin l’impression d’avoir passé une bonne journée. Pour ma part, j’aurais bien réparti le programme sur trois jours. Enchainer les activités m’empêche de les savourer. C’est un peu comme lire un roman par rapport à regarder un film. Un film prenant peut nous faire vivre deux heures intenses, mais un roman nous permet de réfléchir aux personnages, de repenser à certains détails, de faire des pronostiques sur la suite, etc.
Je préfère les romans aux films.
Comme la journée a été « tranquille », je décide de la finir en force en allant voir les cochons en kayak, Sylvain et Gaétan m’accompagnent. Rapidement, deux petits cochons couverts de poils blancs viennent à nous. Ils ne semblent pas trop aimer les peaux de bananes que nous leur avons apportées, mais je n’avais pas pensé à conserver les épluchures du dîner et comme tout part à la mer... Ils sont vraiment rigolos avec leurs grandes oreilles et leur long groin. Ils se laissent caresser. L’un d’entre eux monte dans le kayak, avec ses sabots pleins de sable, pour s’assurer que nous n’avons rien caché de comestible. Nous leur donnons finalement des feuilles cueillies hors de leur portée et qu’ils apprécient. Ils mangent dans nos mains, nous chatouillant avec leur truffe.
13 septembre, Big Major Spot
L’école se passe relativement bien, mais j’avais sous-estimé la difficulté de gérer les deux garçons en même temps. Je suis suffisamment organisée pour naviguer entre les différentes activités, là n’est pas le problème. La grosse difficulté est de composer selon leur caractère, leurs modes d’apprentissage et, surtout, leur rivalité. La rivalité dans une fratrie est généralement inversement proportionnelle à la différence d’âge. Sylvain n’est l’ainé de Gaétan que de 14 mois... Sylvain est l’élève que tous les professeurs voudraient avoir : sage, mais qui s’affirme de temps en temps, intelligent, calme, qui aime interagir avec les autres, curieux, persévérant. Il se bute aussi parfois, se fermant comme une huitre, les larmes au bord des yeux. Il n’y a alors rien d’autre à faire que d’attendre qu’il se défâche. Gaétan, en plus d’être un lecteur assidu, est un auditif, ce qui lui donne un avantage certain dans une classe. C’est en traînant autour du bureau de Sylvain, lors des devoirs de première année, qu’il a appris à lire avant la fin de la maternelle. Nous avons déjà été confrontés à des situations délicates : Gaétan sachant compter jusqu’à 29 quand Sylvain bloquait à 8, Gaétan lisant plus vite et avec moins de fautes que la très grande majorité des élèves de 2e année alors qu’il n’était encore qu’en première. Par contre, il a besoin d’avoir du contrôle et d’être indépendant. Pourquoi faire comme les autres? Il y a tant d’autres manières de faire. Il a aussi du mal à contrôler ses émotions, il se met en colère facilement ou part a pleurer et il abandonne s’il n’excelle pas. Il a également des difficultés avec la motricité fine, donc avec l’écriture et le dessin. Pour que ça fonctionne, il faut donc laisser une certaine marge de manœuvre à Gaétan tout en prenant en compte la sensibilité de Sylvain à l’injustice et en respectant son rang d’ainé. Tout un contrat!
14 septembre, Sandy Cay
Perspectives
Notre retour vers la Floride est amorcé, mais comme nous devons attendre trois semaines avant d’y arriver. Nous retournons à Fort Lauderdale pour acheter certains matériels pour le Chantemer, pour recevoir les manuels manquants de Sylvain, pour recevoir un tas de petites ou grosses bricoles que nous voulons commander. Ce n’est donc pas la peine d’y arriver avant trois semaines, le trajet pourrait être fait en cinq jours, même en s’arrêtant pour la nuit. Nous ne sommes donc pas pressés. Comme nous avons projeté de repasser par les Bahamas en quittant la Floride, nous ne voulons pas nous éloigner de notre route. De plus, nous connaissons les abris sur le chemin. Si les ouragans et autres tempêtes nous ont épargnés jusqu’à présent, la mauvaise saison est loin d’être finie. Nous avons donc quitté les cochons pour un tout petit saut de puce, histoire de voir si l’îlot avec la belle plage pourrait être un bon spot de kite... s’il y a du vent demain.
C’est à regret que nous avons abandonné l’idée de passer par Cuba après la Floride, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, les formalités à Cuba peuvent être compliquées et doivent être faites chaque fois qu’un bateau entre ou sort d’un port. En faire le tour représente donc un nombre impressionnant d’officiels – qui demandent tous plus ou moins leur pourboire – et de négociation en espagnol, langue que nous comprenons à peine. De plus, nous ne pouvons rentrer aucune nourriture fraiche et même les conserves peuvent être confisquées. Je tiens trop à mes pots masons. Le bouquet final est que seules les personnes inscrites sur la liste d’équipage, donc qui sont entrées à Cuba sur le bateau, peuvent se trouver a bord. Cela veut dire que nous n'aurions par pu inviter Remi, le conjoint cubain de notre voisin Max, ni même Max, s'il avait pu faire coincider un de ses voyage avec notre séjour. Nous avions également pensé à y donner rendez-vous à mes parents... Par facilité et à cause de notre espagnol balbutiant, nous avons donc décidé de faire le détour par le nord puis l’est des Bahamas, archipels que nous n’avons pas encore visités.
Travaux d’aiguille
Le souvenir de la chaleur étouffante et des moustiques de la Floride me motive à terminer la moustiquaire pour la baie vitrée. J’ai une boîte à couture bien garnie, mais la machine à coudre est restée au Québec. Je couds donc à la main et je pense à ma grand-mère qui me racontait qu’elle cousait ses robes à petits points, pour aller au bal le samedi soir. Ma grand-mère aimait danser et elle était coquette... Je repense également à ma première machine à coudre, à pédale, récupérée chez la grand-mère de Jacques, qui est restée en France lors de notre immigration. Depuis, je conserve la clef du petit tiroir en bois dans ma trousse de couture. Je me suis débarrassée de beaucoup de souvenirs en préparant ce voyage, mais cette petite clef est toujours dans ma trousse de couture, ici, sur le Chantemer.
Soirée en famille
Joies familiales. À la fin du souper, Jacques propose de se baigner. Quelle bonne idée! Tout le monde saute à l’eau. Qui fera le plus d’éclaboussures? Concours de bombes. Après une douche sur le pont, nous faisons une partie de Uno, mais en équipe, selon les règles que nous avions inventées avec Malika et Martin lorsqu’ils étaient petits. La répartition des équipes est immuable : Sylvain avec Jacques et Gaétan avec moi, sous peine de chicanes.
15 septembre, Sandy Cay
Un peu de kite?
Jacques veut aller faire du kite. Pour nous laisser faire l’école, il propose d’y aller seul et de se débrouiller pour décoller et atterrir. Pas question! La plage est bien trop invitante!!! L’école attendra, nous embarquons tous avec tout ce qu’il faut pour nous occuper une à deux heures. Première galère, la pompe électrique tombe en panne. Nous retournons en chercher une manuelle dans le Chantemer. Deuxième galère, le vent est tombé. Jacques repart un peu plus tard, lorsqu’Éole reprend de la vigueur. Troisième galère, la réparation du kite n’a pas tenu. Fin de la session de kite. Nous n’avons même pas eu le temps de faire tout ce que nous avions prévu : prendre des photos, se baigner, lire, préparer un feu de camp pour ce soir... Nous prenons quand même le temps de nous baigner avant de retourner à nos cahiers. Jacques se pose des questions quant au kite. Depuis le début du voyage, il a eu plus de frustration que de plaisir. Malchance? Mauvaise connaissance du terrain? Conditions trop limites? Probablement un peu de tout ça. N’empêche que le kite est sa passion depuis plusieurs années. J’ai peur du vide que cela créerait en lui s’il abandonnait. Je ne peux rien faire pour l’aider, sauf l’écouter.
Feu de camp
« Seuls sur la plage, les yeux dans le feu, nous étions tous heureux. L’été qui s’achève nous partirons, vers d’autres horizons... » Depuis que les enfants avaient découvert le sac de guimauve, nous avions droit à la même question chaque fois que nous abordions sur une nouvelle plage : « Est-ce qu’on pourrait faire un feu, ici? » Le feu promis ronfle. Les guimauves sont collantes, tant l’humidité salée pénètre tout, mais il en faudrait plus pour les arrêter. Le vent souffle fort, du sable se colle sur les guimauves, mais les braises sont belles. Je n’ai pas amené ma guitare (je ne connais aucune chanson par cœur), Jacques me joue sa plus belle ballade à l’harmonica. Lors d’une baignade nocturne, dans une eau peu profonde et exempte de vagues, nous admirons la Voie lactée et nous cherchons les étoiles filantes.
16 septembre, Twin Cay
Jacques déprime. Je m’en doutais, il le confirme. Pour lui, le premier intérêt de ce voyage est le kite. Or, jusqu’à présent, il a eu plus de frustrations que de plaisir. Avec l’école, nous faisons moins d’activités dans la journée, ses journées à lui ne sont pas assez remplies. Evidemment, il a aimé le jour où, moi, j’aurais bien étalé tout ce que nous avons fait sur trois jours. Nous devrons alterner des journées bien remplies et des journées plus calmes, pour que tous nous y trouvions notre compte. En attendant, je l’incite à reprendre son carnet de bord. Écrire nous oblige à analyser la journée qui vient de passer, ce qui permet d’en faire ressortir les éléments positifs. Les garçons, eux, trouvent toujours de nouveaux jeux, parfois dans l’eau.
17 septembre, Pipe Cay
Les conditions sont enfin idéales pour une ballade en kayak. Le vent est faible, la mer suffisamment calme. Le soleil, déjà bas sur l’horizon, offre une belle lumière sans trop chauffer. Je m’offre une petite promenade. Une barre rocheuse m’empêche de m’enfoncer trop dans la mangrove, mais je m’invente un parcours d’obstacle entre les palétuviers. Le Chantemer est très ergonomique et mettre le kayak à l’eau ne prend que quelques minutes. Depuis plusieurs années, je m’amusais dans de bonnes vagues sur le lac St-Louis, avec des vents de 10 nœuds. Le problème ici, c’est pour monter dans le kayak depuis la jupe arrière. S’il y a un peu de houle, c’est assez rock and roll. S’il y a de belles vagues, je ne suis plus capable d’y monter, surtout avec la jupe qui demande certaines contorsions et qui est indispensable dans les vagues. C’est donc assez rare d’être à la fois dans un endroit qui donne envie de faire du kayak, par exemple une mangrove ou des ilots à visiter, et une mer suffisaient calme pour embarquer en toute sécurité. En parlant de sécurité, je pars toujours avec le gilet de sauvetage et une radio VHF portative, je peux donc partir seule sans danger.
18 septembre, Pipe Cay
Drôle de temps. Durant la nuit, le vent a tourné au sud-ouest. Nous sommes à l’abri pour du vent d’est ou sud-est, direction du vent depuis plusieurs semaines. Avec le vent vient la houle. Au moins, nous la prenons de face. Le bateau tangue toute la nuit, ce qui est plus agréable que le roulis, mais les vagues tapent plus sous la coque. Alors que nous sommes en train de faire l’école, tandis que Jacques révise son espagnol dans une cabine, le Chantemer se met à tourner dans tous les sens autour de son ancre. Une masse vraiment sombre se rapproche. J’ai toujours autant de difficulté à évaluer la direction des nuages, mais, dans le doute, nous fermons toutes les ouvertures et nous attendons le déluge. Ce nuage noir passera à peine plus au nord, mais d’autres menaces sont visibles. Finalement, nous ne recevrons qu’une averse assez soutenue, mais courte. C’est l’après-midi, le temps s’éclaircit un peu et nous en profitons pour nous baigner. Comme l’éclaircie semble se prolonger, nous faisons une promenade en annexe. Le ciel se dégage complètement et le vent devient nul, aussi nul que zéro. Presque négatif. La mer est d’huile, l’eau est si transparente que nous pouvons compter les brins d’herbe dans le fond, à 4 mètres. Quel contraste avec ce matin!
19 septembre, Twin Cay
Passager clandestin
Nous retournons à Twin Cay pour bénéficier d’une meilleure couverture pour internet. Jacques passe son temps à passer des commandes en vue de notre retour à Fort Lauderdale. L’acheteur de l’autocaravane a accepté de recevoir nos colis et nous en profitons pour acheter tout ce qui nous manque. En arrivant, nous avons la surprise de voir notre ami poisson-ventouse, qui se précipite pour inspecter tout ce que nous balançons par-dessus bord. Il mange presque tout, même nos crottes. Il a probablement voyagé en s’accrochant sous la quille, place à laquelle nous le voyons chaque fois que nous nous baignons. C’est vraiment un drôle d’animal, avec son énorme ventouse sur la tête et sa bouche sur le dessus. C’est fou comme les animaux s’adaptent à l’homme! Un catamaran, c’est loin de ressembler à un requin.
2e montée au mat
Cela fait deux jours que je repousse l’échéance, mais les conditions sont idéales et nous devons faire cette réparation avant de quitter Nassau. Le feu de mouillage ne fonctionne plus. C’est probablement l’ampoule qui a grillé. L’ennui avec le feu de mouillage, c’est qu’il est placé sur le dessus du mat. Deux fois plus haut que les barres de flèches que j’avais atteintes lors de la première ascension. Sac sur le dos, harnais de sécurité en place, je suis assise sur la chaise de gabier. Nous sommes tous nerveux. Jacques et Sylvain assurent. Gaétan, qui extériorise bruyamment tout ce qu’il ressent, se met à me crier « Maman, j’ai peur! ». Moi aussi j’ai peur, et je suis mal placée pour le réconforter, tant physiquement qu’émotionnellement. Le passage à travers le lazzi-jack est étroit, les cordages me griffent. Je manque de me coincer les doigts dans la poulie de la drisse de grand-voile à laquelle je suis attachée. Ça y est, je suis en haut. C’est vraiment haut... Ça bouge, même si la mer est très calme. La photo, prise avec un objectif qui ne déforme pas (ce n’est pas un grand-angle), représente exactement ce que je vois. Ils sont tous petits là en bas... Je prends quelques minutes pour récupérer. Assise sur la chaise qui est à la position la plus haute possible, je suis encore en dessous de la paume du mat. Je tâtonne tout autour de la lumière, mais je ne sens aucun mécanisme ni aucune vis. Réfléchissons... Ça a forcément été conçu pour pouvoir changer l’ampoule facilement. Le bateau a été construit en 2004, avant l’avènement des lampes à DEL, donc avec des ampoules dont la durée de vie est limitée. Je pourrais toujours me mettre debout sur les cages protégeant les fixations des haubans, mais j’ai peur d’avoir de la difficulté à me rassoir sur la chaise pour la descente. Je tente de dévisser le cache, tout simplement. Ça vient du premier coup. Tant bien que mal, je récupère le sac dans mon dos pour fouiller dans les ampoules de rechange que nous avions à bord. C’est bon, j’ai le modèle qu’il faut. Un petit bateau à moteur arrive à toute allure, il fait une sacrée houache. J’angoisse, mais le bateau fait demi-tour et s’arrête. Ses occupants se baigneront tout le temps de mon séjour dans les airs. Merci. Il me faudra pas mal d’essais pour mettre en place l’ampoule à baïonnette. Je calme ma respiration, il n’y a aucune raison pour que je n’y arrive pas. Les jambes dans le vide, je commence à avoir des fourmis dans les cuisses. Ça y est, c’est en place. Le test est concluant, la nouvelle ampoule s’allume. Je trouve encore le courage de sortir l’appareil photo du fond du sac avant de descendre. Tout est fini. J’ai les jambes qui flageolent et je me sens vidée. J’ai vraiment eu plus peur que la première fois et, tout au long de l’opération, cette peur a pris le dessus sur l’excitation.
20 septembre, Norman’s Cay
D’un seul coup, les moustiques attaquent de toutes parts. Nous n’en avons jamais vu autant sur le Chantemer. Heureusement, la grande moustiquaire est terminée. Mais comme l’attaque a été soudaine, nous n’avons pas eu le temps d’allumer un tortillon devant la porte. Ça grouille dans le cockpit. Du coup, dès que nous sortons ou entrons, une dizaine d’indésirables en profitent pour se faufiler à l’intérieur, souvent épinglés à nous. Même lorsque je me lève au milieu de la nuit, pour resserrer la bôme et la drisse de grand-voile qui font du bruit à cause du vent qui s’est levé, je me fais assaillir. L’attaque cesse lorsque je suis à l’avant, au vent, mais l’ennemi m’attend devant la moustiquaire, à l’abri du vent...
21 septembre, Highbourne Cay
C’est notre dernière étape dans les Exumas. Cela fait un mois et demi que nous sillonnons ce magnifique archipel, bijou des Bahamas.
Nassau et environs, Bahamas
22 septembre, vers Nassau
C’est l’automne aujourd’hui. Aucun arbre ne rougeoie, mais les nuits sont sensiblement plus fraiches. Par contre, dès que le soleil tape il fait toujours aussi chaud. La température de la mer a également baissé de quelques degrés et il nous arrive d’avoir légèrement froid dans l’eau si nous ne bougeons pas assez. Deux dauphins viendront pimenter cette traversée, mais ils ne resteront que quelques minutes près du catamaran.
23 septembre, Nassau
Tiens, un bateau de police. Il fonce droit sur nous. Oups, c’est bien nous qui sommes visés. « Jacques, viens! C’est urgent ». Il est en train de remettre de l’essence dans la génératrice, qui s’est arrêtée au milieu du pétrissage de la pâte à pain. Les militaires sont courtois, respectueux. Jacques se permettra même une plaisanterie, chose impensable avec la Gendarmerie Royale du Canada. Passeports, papiers de la douane, tout est en règle. Il font un rapide tour du bateau. Non, nous n’avons pas d’armes. Comme en voiture, lorsque l’on se fait arrêter par un barrage de police, on a beau n’avoir rien à se reprocher, on est jamais sûr d’avoir tout fait comme il faut. À peine sont-ils partis que le technicien pour le congélateur-réfrigérateur appelle pour que Jacques aille le chercher avec l’annexe. C’est un Français vivant aux Bahamas depuis 15 ans. Il reviendra dans trois jours pour déplacer le compresseur et ainsi gagner un peu en efficacité. Les tuyaux seront changés, ce qui limitera les fuites. Cela va-t-il suffire pour que nous ayons un vrai congélateur, et pas juste un grand frigo qui va de 0 °C à 10 °C? L’école, le pain, le frigoriste, la police... Je cours de droite et de gauche. Même dans un bateau, c’est facile de se disperser.
24 septembre, Nassau
Il ne peut y avoir de passage à Nassau sans visiter l’incontournable Marathon Mall, LE centre commercial des Bahamas. Depuis notre retour à Staniel Cay, nous sommes dans le connu et non dans la découverte. C’est reposant après 3 mois de « terra incognita ». En deux mois, Nassau n’a pas changé, et les jitneys non plus.
25 septembre, Rose Islande
Non, nous ne sommes pas retournés dans le trou à ouragan, rien à signaler dans tout l’Atlantique Nord. Par contre, nous avons rejoint la plage que nous avions repérée il y a près de deux mois. L’ancrage est magnifique, bien qu’un peu houleux. Nous sommes juste à côté d’un superbe jardin de corail. Jacques a très mal à son coude, il a reçu une injection hier pour sa tendinite qui était revenue à cause du kite. Du coup, c’est moi qui pars à la chasse au poisson avec la fronde-harpon. L’arme fait le chasseur. Je ne me sens pas du tout dans le même état d’esprit que quand je nage pour regarder les poissons. Les petits colorés me laissent indifférente. Je salive devant les gros poissons-perroquets. Bien entendu, je n’ai rien attrapé. Il y en a quand même au moins d’eux qui ont perdu quelques écailles.
« Maman, je peux faire un dessert? » « Oui, mais c’est toi qui le fais ». C’est un des grands avantages de vivre dans un endroit restreint. Comme presque tout se passe dans le carré ou dans le cockpit, je peux être présente auprès des enfants et répondre à leurs multiples interpellations tout en vaquant à mes propres occupations, tant qu’elles ne m’accaparent pas trop l’esprit.
26 septembre, Nassau
Encore la police! Nous n’avions eu aucun contrôle en près de trois mois, et c’est le deuxième en trois jours. C’est vrai que les bateaux se font rares... Toujours aussi polis et courtois, cette visite est bien moins stressante que la première.
Nous allons au centre-ville pour faire prolonger notre visa. Malheureusement, nous ne sommes pas au bon bureau. Le bureau principal est à quelques rues et ferme dans quelques minutes. Il faudra revenir lundi. Ce n’est pas grave, nous avons encore une semaine pour nous rendre en Floride.
La musique de ce jitney bringuebalant est vraiment inécoutable. Nous sommes vendredi, à la fermeture des bureaux. Presque tous les hommes ont une bouteille de bière à la main. Un conférencier nous avait dit que la meilleure façon de sentir le pouls d’un pays est de prendre le transport en commun. Je le confirme. Je me sens bien. Soudain, Jacques me tape sur l’épaule. « C’est le copain de Irwy, le pêcheur. » « Angelo! Quelle surprise! » Nous connaissons deux Bahamiens et voilà que par le plus grand des hasards, Jacques est assis à côté de l’un d’eux.
Biminis, Bahamas
27 septembre, vers Bimini
C’est samedi et nous devons attendre lundi pour aller au bureau de l’immigration. Nous avons repéré un grand parc à l’ouest de Providence Island, cette grande île qui abrite Nassau. Nous sommes au nord-est, par où passer? Le sud ou le nord? Le vent tranchera pour nous, nous consultons donc la météo. Hou-là! Presque plus de vent à partir de lundi matin et pour au moins une semaine! Nous décidons donc de profiter des deux derniers jours de vent d’est pour se rapprocher le plus possible de Bimini, de l’autre bord du Gulf Stream de Fort Lauderdale. Nous allons à l’épicerie du coin, très chère, mais très bien fournie et accessible à pied, pour y acheter le minimum nécessaire en attendant la Floride. Tant pis pour l’immigration, nous verrons ce que nous pourrons faire à Bimini. Le vent a été tellement constant ces dernières semaines que nous avons failli nous faire avoir.
Nous avons le vent dans le derrière et pas de spi. Les voiles en ciseaux, nous filons quand même un 6 nœuds, pour un vent de 12 nœuds. C’est mieux que nos performances précédentes. Comme nous n’avons pas de tangon de génois, sorte de barre qui empêche la voile de se refermer, Jacques fixe des retenues aux taquets. Ça fonctionne tellement bien que nous dépassons le sud des Berry pour s’ancrer au milieu de nulle part, au début de Grand Bahama Bank.
28 septembre, vers Bimini
J’ai mal dormi et je paresse au lit tandis que Jacques prépare le déjeuner. Une grasse matinée jusqu’à 7 h 15, le luxe. Une petite baignade avant de partir! Les traversées manquent d’occasions pour se dégourdir les jambes (pour les bras, les cordages s’en chargent). Une conque! À trois mètres de fond, le souffle me manque. J’appelle Gaétan, notre champion, mais c’est trop profond pour lui aussi. Comme je suis une tête de mule, je réessaye et ressors une des plus belles prises que nous avons faites. Depuis plusieurs semaines, nous ne pêchons plus rien. Les appâts du début ont fait leur temps et les nouveaux ne pognent pas; cette pêche vient donc à point. Jacques revient à son tour au Chantemer, il en a déjà pêché 3! C’est donc là que se cachent les conques : loin des mouillages fréquentés.
29 septembre, Gun Cay, Biminis
Je profite de la pause de l’école pour couper les cheveux à Sylvain. Il faut le faire avant la première baignade, pour que le sel n’abime pas la tondeuse. Jacques va donc se baigner seul. Il rentre tout excité : « Il y a des conques partout! » Comme les cheveux volent et s’accrochent à la moindre goutte de sueur, un bain termine la séance de coiffure. Armée de mon masque et de mon tuba, je pars à la pêche aux conques. À moins de trois mètres de l’échelle du Chantemer, je vois une belle langouste. « Jacques, viens vite avec le harpon! » Mais Jacques a mal à l’oreille, à cause des plongeons de la veille pour ramasser les conques... J’essaie donc de tirer sur le crustacé, mais ce n’est pas évident (une raie s’est enfuie avec la vraie flèche de harpon il y a quelques jours). Ce n’est pas une langouste que nous avons trouvée, mais un filon de langouste. Il y en a au moins 20 qui sont réparties dans plusieurs trous, à quelques mètres du catamaran.
Après la sieste, Jacques et moi mettons au point une nouvelle technique de pêche : il chasse la langouste de son trou avec la flèche du harpon, et je la cueille avec l’épuisette. Sauf qu’une langouste, ça nage pas mal plus vite qu’une conque, en marche arrière, en zigzag, et au ras de l’herbe. Je manque de souffle, mais je parviens quand même à en sortir trois. Plusieurs ont réussi à s’enfuir de l’épuisette à cause de trous dus à l’usure. Il est plus que temps de la réparer. Avec du fil de pêche et une aiguille à coudre pour laine, je m’improvise réparatrice de filet. Il faut savoir tout faire sur un bateau. Le reste de l’après-midi est une vraie curée. Jacques armé de son harpon les fait fuir. Moi, avec mon épuisette sans trous je leur nage après sous l’eau, les cueille par-derrière, tourne le filet pour les emprisonner. Sylvain et Gaétan attrapent l’épuisette et vide la bête dans une bassine d’eau. De temps en temps, pour nous reposer, nous cueillons une conque... En seulement une après-midi, j’ai doublé mon temps de nage en apnée. À la fin de la journée, nous avons une dizaine de conques et 15 langoustes, dont deux que nous avons remises à l’eau, car trop petites.
30 septembre, Biminis
Gun Cay
Une petite tête dans l’eau avant d’aller en ville... Pas possible! Les trous se sont de nouveau remplis de langoustes! Ben non, le bateau a tourné sur son ancre et nous sommes au-dessus d’une autre mine de crustacés. Nous n’avons pas fini de manger celles de la veille, mais la tentation est trop forte. Nous n’en prenons que 6, les plus grosses, pour le plaisir de la chasse (mais aussi par gourmandise...).
Alice Town, North Bimini
Nous voilà au bureau de l’immigration pour demander une extension de visa. Après avoir passé dix minutes à essayer de compter à quelle date nous serons 3 mois après le 4 octobre, le préposé nous annonce que nous n’avions initialement qu’un visa de 60 jours, et donc que nous aurions dû quitter les Bahamas il y a un mois. « Comment ça 60 jours! Tout le monde a au moins 90 jours, certains ont même un an! » « C’est écrit là... Comme vous êtes hors la loi, je ne peux vous accorder d’extension. Vous devez quitter les Bahamas immédiatement, sinon vous risquez de vous faire arrêter. Vous avez juste à faire un aller-retour vers les États-Unis ». Le pire dans l’histoire, c’est que c’est probablement lui qui nous avait mis 60 jours au lieu des 90 réglementaires... Ce n’est pas pour rien que nous voulions faire cette demande à Nassau, nous avions eu des problèmes avec les douanes et l’immigration ici même, à Bimini, alors que tous les autres officiels que nous avons rencontrés ont été courtois et ont tout fait pour nous aider. De toute façon, notre départ pour les États-Unis est prévu pour dans quelques jours, dès que le vent sera moins défavorable. Nous ne prendrons pas de risques en navigation pour un petit gratte-papier en mal de pouvoir. Nouvelle certitude, pour le retour aux Bahamas nous irons directement à Grand Bahamas en sautant la case Bimini.
1er octobre, South Bimini
Nouvel ancrage, nouveau champ de conques (j’exagère à peine). Par contre, nous ne voyons aucun trou à langouste. Avez-vous déjà gouté des conques en conserve? Nous non plus, enfin, pas encore. Travail à la chaine : Jacques troue, vide et éviscère les coquillages tandis que je les pèle. Après 18 mollusques, j’ai mal aux doigts... L’autoclave siffle. Il est rempli de 8 pots de conques baignant dans un tant pour tant eau douce/eau de mer. L’odeur est plutôt écœurante, mais ça ne veut rien dire sur le résultat final. À suivre.
2 octobre, South Bimini
Nous savourons cette dernière journée de calme des îles avant la tempête de la grande ville... À 16 ans, lorsque je suis allée habiter au centre-ville de Toulouse avec Frank, mon frère, j’avais pris conscience que j’étais une fille des bois et non de la ville. Plus le temps passe et plus cela est une évidence. Pourtant, je n’ai encore jamais habité à la campagne.