Premier mois de navigation : celui des apprentissages...

Carnet de bord de Raphaëlle

Juillet 2014

Contrairement au carnet principal, les archives se lisent de haut en bas...

Du Québec à la Floride (USA)

2 juillet : Départ du Québec

DécouragementNous sommes encore sur le boulevard St-Charles, « Ça y est! Nous sommes partis ». Je me retourne pour contempler ma famille, sans qui ce voyage n’aurait pas le même sens. L’absence de Malika et Martin me frappe comme un coup de poing dans les entrailles. Ce n’est pas parce qu’un choix est évident, qu’il est facile à assumer. Je ne remets nullement en cause notre décision, et j’espère que mes enfants la comprendront un jour. Une mère peut-elle être prête à s’éloigner de ses oisillons? Malika et Martin seront dans mon cœur chaque minute, et dans mes pensées bien souvent. J’ai déjà hâte de les retrouver à Noël.

3 juillet : de Fort Lauderdale à Cay Biscayne

Première navigation

Pour traverser plus facilement le Gulf Stream, nous descendons de Fort Lauderdale, où nous avons récupéré le bateau, jusqu’à Miami à quelques milles de la côte. Le vent est nul, le courant contre nous. Nous faisons un arrêt en pleine mer pour nous baigner, je redécouvre le plaisir de nager nue, de vivre nue. Quel sentiment de liberté! Quel confort! Enfin le vent se lève. Nous décidons de sortir les voiles. Dans mes cours, j’avais compris qu’il fallait tirer des bords pour remonter au vent. Sauf que nos bords nous virent à 180°, bien que nous pinçons le vent entre 25 et 30°... Après 1 h 30, nous n’avons absolument pas avancé vers notre point d’arrivée, nous rentrons les voiles et redémarrons les moteurs.

Premier orage

Orage sur la FlorideEn fin d’après-midi, un monstrueux cumulonimbus d’un noir presque absolu stagne sur notre travers avant, sur la côte. Une sonnerie stridente retentit dans le bateau : c’est une alerte météo sur la VHF, pour prévenir de l’orage que nous avons déjà repéré. Devant nous, ce n’est pas si noir, mais la pluie semble drue. Que faire? Partir vers le large? Pour aller où? l'orage progresse plus vite que nous. Nous décidons de ralentir notre allure pour laisser les nuages se dégonfler. Nous sommes prêts à affronter la pluie, nous sommes au moteur et loin de la côte et des autres bateaux, donc moins vulnérables aux coups de vent. Nous traversons un peu de pluie et arrivons sans encombre au mouillage.

Premier ancrage

Premier arrêt à No Name Harbour, dans le State Park de Kay Biscayne, premier ancrage. Deuxième ancrage. Troisième tentative d’ancrage. À la quatrième tentative, il fait nuit noire et la torche est déchargée, il me semble voir un truc bizarre au niveau de l’ancre. Nous décidons de nous mettre à quai pour la nuit.

4 juillet : de Cay Biscayne à Bimini South, Bimini, Bahamas

Pêche miraculeusePêche miraculeuse

D’accord, nous devons faire un apprentissage accéléré. D’accord, nous avions un quai à notre disposition (c’est seulement le matin que nous avons vu les panneaux d’interdiction d’y passer la nuit). D’accord, avec de l’expérience nous aurions tout de suite senti qu’il y avait un problème. Mais quand même, passer l’ancre à travers une échelle de quai lors de notre premier ancrage...

Lamantins et dauphins

LamentinsLors de cette première escale, nous avons la visite d’un groupe de lamantins puis d’un dauphin, c’est magique.

Traversée du Golf Stream et arrivée dans les Bahamas

Dormir pour oublier le mal de merNous partons tôt pour Bimini, un archipel des Bahamas à 42 milles de la Floride. Après quelques milles, la mer devient étrangement calme, avec une houle peu profonde et très large. Nous avançons un long moment à la voile, puis au moteur, car le vent est face à nous et le courant vraiment fort. La traversée et longue et paisible. Les formalités de douane sont longues, mais sans problèmes. Nous mouillons au sud de Bimini-South d’où nous avons droit à un feu d’artifice incroyable, tout proche. Hé oui, nous sommes le 4 juillet et il y a plus d’États-Uniens que de Bahamiens dans les Biminis pour cette longue fin de semaine.

Biminis, Bahamas

5 juillet

Gun Cay, Bimini, BahamasMalgré un mouillage vraiment houleux et quelques coups de vent, l’ancre a tenu. Nous progressons. Nous descendons à Gun Cay, à quelques milles au sud. Cette toute petite île est vraiment sympathique, le temps est beau, la mer un peu houleuse. Au cours du repas, je fais la réflexion que nous avons eu droit, la veille, à notre première journée sans panne. J’aurais dû me taire... Je découvre le désastre en me levant de la sieste : un bruit de claquement me semblait anormal (l’expérience rentre!). En effet, le nœud le plus haut du lazzi jack s’est défait. Évidemment, le poids du petit bout de cordage qui pend ne suffit pas à soulever le poids de tout le cordage qui court dans le mat. Seule solution, grimper pour tirer sur le bout.

Première ascension du mat

Jacques et moi avions révisé le scénario maintes fois. Nous savions qu’un jour ou l’autre je serais obligée de monter au mat. Nous devions roder la technique au quai de Fort Lauderdale, à l’abri des vagues, mais le temps a manqué. Heureusement, la houle est maintenant très faible. Nous nous préparons. La chaise de gabier bricolée par Jacques est ajustée et attachée à la drisse de grand-voile. J’enfile un harnais de sécurité que nous attachons à une autre drisse. Gants, chaussures, je suis parée. J’ai peur, vraiment peur, peur d’avoir peur... Jacques contrôle la drisse de la chaise avec le guindeau électrique, Sylvain tire la drisse du harnais au fur et à mesure, elle est passée dans un taquet-coinceur, son rôle est donc de tendre le cordage et non de me retenir en cas de problème avec la chaise de gabier. Gaétan est derrière l’appareil photo.

Je commence à grimper. Passée la bôme, la peur fait place à l’adrénaline. C’est géant! La vue est magnifique! Je ne sens pas le ballant, je me sens vraiment bien. J’attrape le bout sans difficulté et la descente se fait tout en douceur. Arrivée en bas, j’ai les jambes qui flageolent. C’est la surliure qui a lâchée (fil qui ferme le bout du cordage en boucle), un nœud de chaise et le lazzi jack est prêt à être remonté. Le reste de la journée se passe comme des vacances : plage, baignade, bière fraîche...

Rapha monte au mat Sylvain et Jacques assurent Rapha dans les barres de flèches Rapha de retour sur sur la coque

6 juillet, Gun Cay

Gaétan dans le hamacEnfin une journée de vacances! C’est à dire une journée pour ranger, faire le ménage, couper les cheveux à Gaétan, etc. Depuis que nous sommes partis de Fort Lauderdale, nous nous baignons plusieurs fois par jour. C’est un excellent exutoire pour les garçons et un déstressant pour nous. Le hamac est installé, au grand plaisir de Gaétan.

J’ai une pensée tout émue pour Claudia et toute l’équipe du RSFQ et de CAM, pour ce merveilleux cadeau. Merci!

7 juillet

Nous descendons jusqu’à Cat Cay, une île privée appartenant aux propriétaires de la marina. Seuls les bateaux qui s’amarrent à quai sont les bienvenus. C’est 4 fois plus cher qu’une marina normale... Nous ancrons donc pour diner tranquillement et nager un peu. Stupéfaction! L’ancre s’est retournée, elle n’a pas tenu. Je n’avais pas mis beaucoup de chaine puisque c’est un ancrage temporaire et que le temps est calme.

Épave de cargoEn revenant jusqu’à North Bimini, où nous voulons faire le plein de diésel avant la prochaine traversée, nous passons près d’une épave de cargo. Nous tentons par 3 fois de nous ancrer, mais l’ancre glisse sur le sol. Exaspérés, nous continuons notre route. Je parle beaucoup de nos ancrages depuis le début de ce carnet, c’est parce que c’est notre plus grand stress la nuit : décrocher et foncer sur un autre bateau, ou sur un quai, ou sur des rochers, ou...

Nous voilà de retour à South Bimini. Encore trois tentatives de crocher l’ancre sans succès. Nous avons la chance de mouiller de jour, dans des eaux peu profondes et transparentes. Nous vérifions donc de visu que l’ancre est bien enfoncée. En effet, l’ancre est couchée sur le côté, même pas enfoncée de 1 cm. Que se passe-t-il? Nos mouillages précédents se passaient plutôt bien. Nous retournons vers le point de mouillage précédent ou nous ancrons du premier coup. Étions-nous sur un plateau de corail recouvert d’une mince couche de sable? Je ne trouve pas d’autres explications.

8 juillet, Great Bahamas Bank

Nous quittons les îles de Bimini pour les îles Berry. Pour cela, il faut traverser les Great Bahamas Bank, un immense lagon de quelques mètres de profondeur. La traversée peut se faire en une grosse journée, mais nous appréhendons un ancrage de nuit dans un mouillage bondé. Et puis, passer la nuit perdu au milieu de l’océan est un de mes rêves... Le temps est beau, la mer est calme, un vent au petit largue autour de 11 nœuds nous permet d’avancer autour de 7 nœuds, je suis plutôt fière du réglage de mes voiles.

Pour parfaire cette journée, les gars pêchent leur premier poisson. Nous mangerons du barracuda grillé sur le barbecue ce soir. Hum, j’en ai l’eau à la bouche.

L’eau est vert-turquoise, sur 360°, aucune terre, ni aucun bateau en vue. Seuls au monde, c’est grisant, pas vraiment inquiétant.

 

9 juillet, Great Bahamas Bank

Les journées se succèdent, mais ne se ressemblent pas. Le vent a forci durant la nuit, la houle a suivi. Nous partons à 6 h 30, avant même de déjeuner. Malgré un vent de 12-13 nœuds au près bon plein, nous n’avançons qu’à 6 nœuds; il faut que je révise mes livres... Un premier grain nous surprend, heureusement qu’il n’est pas accompagné de coups de vent. Nous plions les voiles sous la pluie, nous sommes trempés en quelques minutes, nous sommes loin d’être rapides et efficaces, mais nous gardons le contrôle. Nous longeons une masse nuageuse assez noire, qui parait loin, mais qui ne semble pas se déplacer (du moins, par rapport à nous). Petit à petit, le vent monte et la houle se creuse. Nous n’avons pas ressorti la grand-voile après le premier grain, nous rentrons le génois. Les manœuvres sont encore longues et les engueulades sont fréquentes, nous choisissons donc la sécurité de la navigation au moteur dès que les conditions ne sont pas favorables. La pluie, drue et froide (plus froide que les 35 °C ambiants dont nous avons pris l’habitude), s’abat sur nous. Le bateau bouge dans tous les sens, la coque tape. Qui a dit qu’un catamaran était stable??? Ne pas giter ne veut pas dire ne pas rouler ni tanguer.

Je suis dans le salon cuisine avec les gars. Personne ne semble avoir peur. Pour une fois, c’est Sylvain qui ne se sent pas très bien alors que Gaétan est en pleine forme. Jacques assure à la barre, il a enfilé son pantalon et sa veste de quart pour ne pas avoir froid. Il a vraiment fière allure.

Premiers sushis

Premiers sushisJ’avais passé deux heures dans les embouteillages pour acheter le matériel de base pour faire des sushis avec du poisson frais pêché, ce n’est pas un orage qui va me priver de ma première occasion. Qui sait quand le prochain poisson sera pêché? Je m’acharne sur mes sushis, mes premiers sushis maison. J’ai vraiment du mérite : je suis partie d’un poisson entier et non de filets découpés par un poissonnier, je ne connais pas encore bien la force de mes feux de cuisson, je suis dans un bateau qui s’incline dans tous les sens de plus ou moins 30°. Je comprends enfin pourquoi les cuisines de bateau sont en U : les fesses posées sur la barre du four, les pieds coincés sous le placard devant moi, je suis penchée sur le plan de travail et j’arrive à ne pas décoller (et tous mes doigts sont saufs).

Vagues par l'arrièreLa fuite

Les conditions continuent de se dégrader. Notre destination n’est plus très loin, mais ce fichu nuage ne veut pas s’éloigner. Je ne vois qu’une issue : la fuite. Je sors pour en discuter avec Jacques, qui de son côté a repéré des hauts fonds, pas très loin et dans la direction opposée à celle de la tempête, ce qui nous permettra de nous ancrer et d’attendre le beau temps. Nous virons à 90° et, tout de suite, la navigation est plus confortable, avec les vagues qui viennent par-derrière. L’une d’entre elles vient même visiter le cockpit. La pluie cesse. Une fois ancrer (avec 150 pieds de chaîne pour 15 pieds de profondeur, nous n’avons aucune crainte), nous mangeons (il est 15 h!) puis nous regardons un film, pour oublier le mauvais temps et les vagues. Le nuage noir s’est enfin dégonflé, mais vu qu’il est plus de 18 h, nous décidons de passer la nuit ici.

Berry, Bahamas

10 juillet, Litle Stirrup Cay

Il fait beau et le vent est avec nous. À 7 nœuds, nous filons droit vers Litle Stirrup Cay. Pour couronner le tout, les gars pêchent une carangue petits yeux. À ce rythme, je vais devenir une pro pour lever les filets! Mais pour l’instant, je galère pas mal.

Sylvain prend peu à peu confiance en lui pour nager là où il n’a pas pied. Son grand plaisir est de donner la main à son papa pour le suivre et regarder les poissons avec lui. Gaétan est un vrai dauphin. Avec son masque et sans tuba, il saute, plonge au fond de l’eau, virevolte, remonte, prend le temps de faire un coucou avant de remonter respirer. Les deux passent aussi beaucoup de temps à lire. Comme histoire avant de se coucher, je leur ai lu les deux premiers tomes de Harry Potter, ils continuent la série par eux-mêmes.

11 juillet, Great Stirrup Cay

Jacques et moi passons encore beaucoup de temps à réparer le bateau ou à finir des installations. J’ai souvent l’impression de ne pas faire grand-chose, tout en n’ayant pas la satisfaction de « ne rien faire ». Pour nous, le bateau est un mode de vie et non des vacances, heureusement que l’école ne commencera que le 1er septembre!

Nous avons changé d’ancrage pour nous rapprocher d’une petite plage. Hum, c’est marée basse et le bateau repose sur une quille. Un autre avantage des catas : il ne se couche pas sur le côté lorsqu’ils s’échouent... Nous attendrons la marée haute pour nous déplacer.

Nous nageons tous vers un rocher pas trop loin. Enfin, qui ne paraissait pas trop loin... Nous découvrons un beau paysage sous-marin composé de coraux variés, de poissons de toutes les couleurs qui se laissent approcher à moins d’un mètre, d’anémones, de vers, de concombres de mer (ceux-là, on s’en passerait), d’oursins...

Finalement, nous restons au même endroit pour la nuit, nous partirons au matin, à marée haute. Un autre catamaran s’est ancré plus loin. Vers la fin du souper, les occupants du cata viennent nous rendre visite. C’est notre premier contact avec d’autres navigateurs depuis notre départ. C’est un couple hétéroclite : lui, avec un physique de marin marqué par le soleil, elle, que l’on devine femme d’affaires active, cheveux colorés et maquillage discret, mais passionnée de pêche! Nous les invitons à prendre un verre de vin. Je ne comprends pas tout ce qu’ils disent, ils ne semblent pas être ensemble depuis longtemps et l’amour qui se dégage de leurs regards est contagieux.

12 juillet, Great Stirrup Cay

Le couple d’hier soir, dont je n’ai pas retenu le nom, vient nous aborder avec leur catamaran. Ils nous offrent une bouteille de vin pour nous remercier de notre gentillesse de la veille. Comme nous leur avons parlé de nos problèmes de réfrigérateur (le frigo marche enfin, mais le congèle ne gèle pas...), elle nous propose une machine à glaçons, qu’elle avait acheté au cas où (elle a aussi expérimenté la voile dans les Bahamas sans frigo...), que nous acceptons. Pour les remercier, geste dérisoire, mais nous avions parlé de bon pain la veille, je leur offre un demi-pain fait maison. Ils semblent ravis. Il y a très peu de chance que nous croisions ces gens de nouveau, mais cette rencontre restera marquée dans nos mémoires.

Jacques se lève au milieu de la nuit, un poisson a mordu à l’hameçon, qui était garni d’un petit poisson que Jacques avait péché au harpon. Au matin, je découvre un requin nourrice, toujours hameçonné, qui tourne en rond. La taille est difficile à évaluer, mais il fait certainement plus de deux mètres de long. Les requins nourrices ne sont pas agressifs, mais un requin qui se débat reste un animal dangereux. Jacques et Sylvain n’ont pas réussi à le sortir de l’eau cette nuit. Ce requin n’est pas une espèce menacée, mais il n’est pas non plus recherché pour sa chaire et nous serions bien incapables de manger une telle quantité de viande. Je demande donc à Jacques de couper la ligne, ce qu’il fait à contrecœur. Je regarde le requin partir, content que nous ayons pris cette décision.

Jacques a pris en main notre itinéraire, il semble en avoir marre d’attendre que je lise les guides (en anglais édulcoré que j’ai du mal à comprendre). Compromis qui nous convient pour l’instant. Nous partons donc vers un cay plus au sud, toujours dans les Berry. Encore un poisson! 2,2 kg! Je commence à prendre le coup de main pour les filets, mais pas de sushis aujourd’hui.

13 juillet, Great Harbour Cay

350Tandis que les garçons jouent dans les petites et longues vagues, Jacques et moi marchons vers le récif. C’est fatigant de marcher dans de l’eau à mi-cuisse. L’eau devient de plus en plus jaune, et de plus en plus chaude. Elle vient certainement de la mangrove. C’est donc cette eau jaune qui donne à cette baie sa couleur verte, tout aussi belle, mais différente du turquoise habituel. L’eau est tellement chaude qu’elle en est désagréable, probablement proche des 40 °C. Changement de couleur, changement de température. En 10 cm, l’eau passe du jaune au turquoise et baisse de 10 °C. Ahhhh... ça fait du bien...

14 juillet, Great Harbour Cay

Lors de notre baignade matinale, un barracuda de 1,5 m s’approche de nous. Ces poissons sont curieux, mais pas agressifs envers l’homme. Le barracuda suit Jacques un moment, ce n’est pas très rassurant. Comme nous jetons tous les restes de nourriture par-dessus bord, nous rencontrons souvent ce poisson dans les parages du bateau, mais aucun n’avait encore essayé de faire ami ami avec nous.

MangroveNous explorons la mangrove en annexe (petit bateau hors-bord qui nous permet d’accoster lorsque nous sommes à l’ancre), le large bras se rétrécit tranquillement pour ne plus devenir qu’un tunnel entre les racines et sous les frondaisons. Jacques n’est pas encore assez habile pour nous y mener en bateau, tenter l’aventure à la rame ne nous attire pas, d’autant plus que nous avons oublié l’antimoustique. Durant notre exploration, nous dérangeons deux énormes raies, de plus d’un mètre de diamètre.

Nous accostons sur un îlot flanqué d’une petite colline. Contre toute attente, un chemin mène directement à un sommet dégagé de végétation haute et de moustique. La vue est à couper le souffle sur 360°. Nous repérons les méandres de la mangrove que nous avons suivis ainsi que le Chantemer, tranquillement ancré à l’abri.

Haines Cay

Une nouvelle excursion en masque nous permet de découvrir un fond sous-marin encore plus gros, avec de nouveaux poissons. Nous nageons au-dessus d’un immense banc de poissons d’une quinzaine de centimètres. Comme il y a mois d’un mètre de fond, nous avons l’impression de nager dans le banc. Un requin-nourrice! Il est assez gros. Il vient vers Jacques!!! Pourtant, dans le livre il est dit que ce poisson reste indifférent. Il n’a pas une attitude agressive, mais nous sommes visiblement dans son territoire. Jacques étant indiscutablement le plus impressionnant de la famille, nous nous rangeons prudemment derrière lui. Il faudra un coup de palme pour éloigner le poisson. Décidément, mon amoureux a bien du succès avec les poissons. Gaétan, qui râlait et trainer loin derrière nous, s’est décidé à nous rejoindre. En mère protectrice, je vais le chercher et lui fait faire un large détour pour éviter le trou du requin.

Il fait chaud, le vent est tombé et les moustiques attaquent en soirée. Heureusement, nous avons des « Breese Boosters », sortent de capuches que nous mettons sur les hublots de toit et qui pousse la brise à travers la moustiquaire (si brise il y a...).

15 juillet, Great Harbour Cay

À chaque nouveau coin, nous trouvons la mer plus belle. Le fond est fait d’un plateau de corail mort, entrecoupé de flaques de sable et de prairies d’algues. Nous sommes côté océan, les poissons sont à peu près les mêmes qu’hier, mais leur taille est impressionnante et les couleurs bien plus visibles puisque nous sommes dans des eaux transparentes et non colorées en jaune par la mangrove. Imaginez des poissons-anges de 40 cm de diamètre! Les couleurs dominantes sont le bleu, le gris et le jaune, mais il y a aussi du turquoise, du rouge et même des poissons tout noirs. La diversité de forme, de couleurs et de dessins est indescriptible. Sur le corail mort pousse différents types de coraux, de taille moyenne. Les gorgones mauves et vertes se balancent au grès des vagues. Il y a une grande diversité d’algues, de coraux, de vers et d’autres bêtes ou plantes que je ne parviens pas à identifier (que je n’arrive même pas à classifier entre faune et flore...). Ce qui m’enchante le plus, c’est la géologie du fond : le plateau de corail se creuse par endroit en marmites géantes dont le fond est couvert de sable jaune ou en failles profondes. À d’autres endroits, c’est un rocher qui est posé sur le plateau et qui affleure l’eau. Chaque rocher abrite une multitude d’animaux et de plantes, qui ressortent vite de leur cachette pour nous observer dès que nous arrêtons de bouger. Malheureusement, l’appareil sous-marin de Jacques ne fonctionne plus, et ma technique en aquarelle ne me permet pas encore de peindre ces fonds majestueux (en fait, je n’ai pas encore commencé...), vous devrez donc vous contenter de descriptions.

J’arrive enfin à me laisser porter par la magie de ces fonds, sans que la comparaison avec les lagons de Tahiti vienne me hanter. Ces souvenirs, qui datent de 30 ans maintenant, ont toujours été très présents dans ma mémoire et ont pris une place un peu trop envahissante depuis le début de ce voyage. Pourtant, rien n’est comparable.

16 juillet, Soldier Cay

Pas de prise durant cette courte navigation, au moteur car le vent est une fois de plus de face. La forte houle n’incommode personne. En fait, nous nous sommes bien habitués à ce que le bateau bouge, et nous cherchons plus des mouillages sans moustiques que sans vagues. La nuit, la houle nous berce, sauf quand elle est si forte que les vagues tapent sur la coque et que la bôme grince. Le jour, nous avons le réflexe de nous accrocher d’une main, un peu comme en escalade lorsqu’on cherche une nouvelle prise avant de lâcher un point d’appui. Le seul problème que je n’ai pas encore réussi à régler, c’est de tenir sur un pied en lâchant les mains. Je dois donc me laver les pieds d’une seule main, la douche est trop étroite pour s'asseoir par-terre.

17 juillet, Soldier Cay

Un troisième voilier vient s’ancrer dans l’anse. Des jeunes s’adonnent au spi ascensionnel, dont parle La voile pour les nuls. Jacques, toujours aussi généreux, met les photos sur une clé USB et va les leur apporter d’un coup d’annexe. Il revient avec plein de fruits et de légumes : salade, concombre, tomates, pommes, mangue... Finalement, il n’y a pas qu’avec les poissons qu’il a du succès. Le capitaine de l’autre bateau, qui organise de courts séjours depuis la Floride, sait que les produits frais sont rares ici, et que c’était donc un cadeau de remerciement qui sera apprécié. Je m’étais fait à l’idée du manque de légumes et de viandes fraiches, mais pas au manque de fruits frais. À croire que rien de comestible ne pousse dans ces îles, tout vient des États-Unis.

« Une tornade, une tornade! », Sylvain et Gaétan nous appellent. En effet, le tube que nous voyons au large ne laisse aucun doute. Une tornade? Nous nous sommes préparés pour les ouragans, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il y avait des tornades dans les Bahamas! Que faire? Toutes les images des tornades terrestres nous reviennent, mais nous n’avons ni abri sous-terrains ni baignoire. Impossible de deviner son sens de déplacement, donc de savoir si elle vient sur nous. L’orage qu’elle borde n’est pas très impressionnant, mais pas puissance de cette trombe ne laisse aucun doute. Ouf, les contours deviennent flous; la tornade se délétère. Non, elle se reforme! À plusieurs reprises, nous voyons la trompe disparaitre puis renaître à partir des flots. Nous avons peur, vraiment peur, d’autant plus peur que nous ne pouvons pas nous réfugier dans l’action pour parer au pire. Tout est déjà rangé et nous ne savons pas ce que nous pourrions faire de plus. Nous repérons les directions par lesquelles nous pouvons fuir au besoin. L’orage à côté devient moins noir, ce qui est bon signe. La tornade finit par ne plus réapparaître. De toute façon, il y a déjà un moment que nous avons déterminé que ce système ne se rapprochait pas de nous. Nous regardons les autres orages, méfiants, mais tous passeront au large. Depuis que nous sommes dans les Bahamas, nous voyons la pluie tous les jours. Cela dit, les grains, souvent des orages, sont très limités et peu passent au-dessus de nous. Je n’ai aucune idée de la distance à laquelle nous les voyons, avons-nous juste de la chance ou l’horizon dégagé nous permet-il de voir les nuages à des dizaines de kilomètres?

18 juillet, Hoffman’s Cay

Notre faible tirant d’eau nous permet de rejoindre notre nouveau mouillage par l’intérieur. On a pris quelques risques, on s’est un peu échoué, mais Jacques s’en est tiré comme un pro. La mer est si belle, les pages sont idylliques (du moins sur les photos, qui ne reflètent pas la chaleur écrasante et dont l’échelle ne permet pas de voir les moustiques).

Nous ancrons pile-poil sur point indiqué par la carte. Nous sommes surpris par le courant de marée. Le marnage est d’environ 1 m 20, l’eau s’écoule par des chenaux entre les îles et îlots qui forment le récif. Je ne sais pas comment nommer cette espèce d’immense lagon, le « Great Bahams Bank », dont le turquoise, qui tranche avec l’outremer de l’océan, se voit depuis l’espace. Le courant est si fort que nager devient dangereux, nous changeons donc de place.

La gestion des déchets

C’est quand on ne bénéficie plus de la collecte hebdomadaire des déchets qu’on prend réellement conscience de ce problème sanitaire et planétaire. Nous ne pouvons pas contempler ces paysages terrestres et sous-marins tout en libérant nos déchets n’importe où. Comme nous sommes toujours à l’ancre et rarement près d’installations humaines, la gestion des déchets prend une grande importance. Tout ce qui est organique passe à l’eau : les toilettes (mais pas le papier), l’eau de vaisselle, les épluchures, etc. Une seule règle : ne rien garder à bord qui peut pourrir, pour éviter les odeurs et les asticots (mes collègues de CAM comprendront mon obsession...). Par exemple, il faut retirer les petits déchets de plastiques lorsque nous balayons, avant de jeter le reste à l’eau. Il faut laver tous les contenants avant de les mettre dans la poubelle, y compris le papier du beurre et la peau du pepperoni. Les vieilles piles sont soigneusement conservées jusqu’à ce qu’on trouve un dépôt sûr, les îles françaises, par exemple.

19 juillet, Hoffman’s Cay

Trou bleuMon premier tour bleu... J’en rêvais depuis longtemps. Imaginez un trou quasi rond de 50 m de diamètre, aux parois verticales creusées de cavités, au fond invisible, à l’eau plus salée que la mer et sans aucun remous à la surface. Il y a quand même de la vie : des algues, des petits crabes, quelques petits poissons. L’ambiance est à la fois sereine et écrasante. En nageant, je pense à ces films de peur, que je n’ai jamais supportés, où le trop calme et l’isolement précèdent toujours l’arrivée imminente du monstre qui va surgir d’on ne sait où. J’ai hâte de sortir tout d’un coup, c’est stupide. À peine sortis de l’eau, les moustiques nous retrouvent et nous nous dépêchons de revenir à l’annexe. Quand je dis « nous retrouvent », je devrais dire « les retrouvent ». Bizarrement, je n’ai eu que quelques piqûres depuis notre arrivée en Floride, tandis que Gaétan est couvert de croutes et que Jacques passe ces nuits à traquer les bzzz. Est-ce parce que je suis bourrée d’antihistaminique? Peu importe, je ne me plains pas.

20 juillet

White Cay

Nous nous promenons sur la rive ouest de White Cay. Nous nous baignons dans une piscine naturelle, puis nous en découvrons une deuxième, plus petite mais plus profonde, tapie de sable. Quel plaisir de sauter dans cette eau calme, tout en entendant le grondement des vagues, juste de l’autre bord du rocher. Nous laissons les gars dans la piscine pendant que nous visitons les coraux, à la nage, dans un courant assez violent.

Devil’s Cay

Nous visitons le fameux Flo’s Conch Bar. Fameux parce que le seul resto-bar entre Great Harbor et Chub Cay, et qu’il est indiqué sur de nombreux guides et cartes. Nous y commandons du pain, il ne nous reste presque plus de farine et pas trop de propane. En attendant que les « Conches fries », des beignes aux conques délicieux, soient prêts, ils sont faits sur commande, nous faisons la connaissance de Rose. Son regard a accroché le mien devant la porte de la cuisine, ses yeux sont lumineux, comme éclairés de l’intérieur. C’est la copine du propriétaire, une sacrée femme de 56 ans, qui en parait moins de 40. Première boxeuse professionnelle bahamienne, elle semble n’avoir pas eu la vie facile. Elle nous parle un peu de ces 5 enfants, de ces deux emplois cumulés pour arriver à les éduquer, de son refus de les surprotéger une fois adulte. Elle a mis un de ces fils, de plus de 30 ans, à la porte pour qu’il soit obligé de se trouver un travail. Elle a refusé d’être la gardienne de ses petits fils, invoquant son droit de grand-mère de les garder quand elle en a envie et non par obligation. Des poules, des canards, des oies, un vieux chien miteux et des moustiques trainent dans un jardin qui fait un peu dépotoir, avec des tas de matériaux variés en divers endroit. Encore une fois, il me semble qu’il ne manquerait pas grand-chose pour que l’endroit soit vraiment joli, mais c’est vraiment une question de mentalité que je refuse de juger. De retour au bar, tout ce que nous goûtons est vraiment délicieux, le Flo’s Conch Bar mérite sa réputation, et pas seulement parce qu’il n’a pas de concurrence.

21 juillet, Devil’s Cay

Il pleut. Un peu, beaucoup. Le temps gris nous permet de faire une pose de soleil et de chaleur. Jacques tente sans succès de faire du kite, puis nous allons à la plage en annexe, ou nous pêcherons notre première conque. C’est vrai que certains morceaux sont coriaces, mais d’autres parties sont relativement tendres. On dirait du calamar parfumé aux moules, nous aimons ça. L’après-midi est bien avancé et la marée est suffisamment haute pour que nous allions chercher le pain sans faire le grand détour. Rose est absente, le « Rhum Punch » toujours aussi bon.

À notre retour, nous levons l’ancre pour continuer de descendre les Berry. Un nuage, trop noir à notre goût, stagne sur notre destination. Nous faisons halte, nous sommes à l’intérieur du lagon et nous pouvons donc ancrer (presque) partout. L’orage s’approche, nous allons pouvoir essayer le système très rudimentaire et provisoire de récupération d’eau de pluie que Jacques a installé plus tôt dans la journée. Notre réservoir de « bonne » eau est terminé et celle qui reste contient encore autant d’eau de javel qu’une piscine municipale (reste de notre grand nettoyage du circuit d’eau fait lors de notre arrivée). En quelques minutes, nous remplissons six petits bidons d’eau. Notre problème d’eau potable est résolu pour une semaine. Je suis trempée, mais en maillot et il ne fait pas froid.

22 juillet

Little White Cay

La nuit a été mauvaise : trop chaud, trop houleux, trop de bruit (la marée nous a fait tourner sur près de 180°), trop de grains qui nous ont obligés à nous lever pour fermer puis rouvrir le hublot de toit, trop mal à la tête... Un bain matinal et dans le plus simple appareil fait du bien, Jacques et Sylvain me rejoignent. J’aime nager. J’ai trouvé mon rythme de brasse avec le tuba, mes bras et mes jambes se sont musclés, ma respiration est régulière. L’eau est sensiblement plus froide que dans le nord des Berry, elle encourage les efforts musculaires. Oups, une barque de pêche. Oups, ils s’approchent du Chantemer puis parlent à Jacques. Oups, nous sommes tout nu dans l’eau... Ils se retournent le temps que nous sortons de l’eau et que nous enfilons nos maillots. La situation est cocasse, mais ils ne semblent pas plus embarassés que nous. Ils veulent de l’essence, ils n’en ont pas assez pour rentrer à Nassau. Rentrer à Nassau? Sur cette petite barque sans toi (mais avec un moteur hors-bord assez impressionnant)? C’est quand même à 40 miles. Besoin réel ou les voiliers étrangers sont considérés comme de bons pigeons? Dans le doute, nous leur passons notre jerrycan, qu’ils vident au complet... Parce qu’il est plus agréable de penser que les gens sont gentils et sincères que de voir dans tous les inconnus un danger potentiel (c’est ce que j’appelle ma naïveté volontaire), nous jouons le jeu, si c’en est un, et nous leur posons des questions sur leur pêche, d’où ils viennent, etc. Petit à petit, l’ambiance se réchauffe. Ils nous offrent du poisson, nous font une démonstration pour vider et préparer les conques ainsi que pour lever les filets. Je leur offre un café qu’ils acceptent avec plaisir et reconnaissance. Je me plains de ma mauvaise nuit alors qu’eux l’ont passée, ainsi que les deux précédentes, sur leur barque sans toit... En partant, ils nous donnent les indications pour les retrouver à Nassau, qu’ils veulent nous faire visiter. Nous espérons avoir bien retenu leurs noms. Après leur départ, je me dis que leur attitude n’était pas celle de personnes qui nous prenaient pour de riches touristes, auprès de qui c’est tout à fait légitime de quémander de l’essence, essentielle pour leur survie. Comme Rose, ces trois gars étaient gentils, ouverts et paraissaient sincères.

Chub Cay

Nous quittons Little Whale Cay pour Chub Cay, l’extrémité sud des Berry, notre dernière escale avant de quitter cet archipel. La mer est mauvaise, vraiment mauvaise, le vent est de face pour le premier tiers de la navigation. Les nuages sont noirs, vraiment noirs. Nous finissons par sortir le génois, pour aider un peu les moteurs. La navigation n’est pas longue, le grain ne fait que nous frôler, tout se passe bien.

Il y a un voilier au mouillage que nous visons. Nous avons envie de rencontrer d’autres bateaux, de partager nos problèmes et nos beaux coins. Un kite!!! Peut-être que le kiteur vient du bateau? Peut-être que c’est un catamaran? Peut-être même que ce sont des Canadiens? Des Français seraient aussi une agréable rencontre. Quelque temps plus tard (je n’ai aucune notion de temps et plus de montre depuis longtemps), nous découvrons que le bateau est bien un catamaran. Jacques arrive à échanger quelques mots avec le kiteur qui parle espagnol, et qui vient bien du catamaran. Lorsque nous leur rendrons visite dans l’après-midi, nous ferons la connaissance avec le propriétaire du catamaran, qui est un Français expatrié en République Dominicaine. Nous nous donnons rendez-vous à Nassau, où il va chercher sa famille, dont des enfants de l’âge de Sylvain et Gaétan.

En allant à la marina avec l’annexe pour y faire nos lessives, nous salissons peu de vêtements, mais les serviettes pues rapidement et les maillots ont besoin d’être lavées, nous passons dire bonjour au troisième catamaran (et voilier) ancré dans la baie et battant pavillon canadien. Leur accueil est froid et nous repartons vite. À terre, nous découvrons que la laverie à pièce annoncée dans le guide ne fonctionne plus, il faut revenir le lendemain pour trouver la dame qui peut utiliser les machines réservées au personnel. La soi-disant connexion internet gratuite est également en panne... Heureusement que nous n’avons pas payé la marina pour bénéficier de leurs services. Nous quitterons les Berry avec notre linge sale.

23 juillet, vers Andros

Enfin du bon vent pour faire du kite, une plage pas trop loin et pas trop mal orientée. Après avoir cherché son embout de gonfleur pendant une demi-heure, Jacques part. Le kite est sa principale raison d’être ici, moi je ne pourrais pas me réaliser dans ce voyage tant que lui ne sera pas heureux. Nous sommes à un point critique de notre voyage. Trop de choses ne sont pas réglées, de nouveaux problèmes apparaissent régulièrement, même quand on est prêt à payer pour un accès internet, le système est en panne... Pourquoi sommes-nous là? Je ne trouve pas la réponse, je ne la trouve plus. Cette période de doute me parait normale à ce stade, une sorte de dépression post-partum non liée aux hormones (quoi que...). En avoir conscience ne rend pas les choses plus faciles, c’est comme une grosse migraine, il faut attendre que ça passe. Donc Jacques part faire du kite. Je l’entends jurer : encore des problèmes avec le moteur de l’annexe. Il finit par revenir... en marche arrière! La journée va être difficile pour tous.

Oh non! Plus d’eau douce! Nous savions que les réserves baissaient, mais pas à ce point-là. Le pire est que nous avons perdu les deux meilleurs bidons d’eau de pluie, ceux restants, des bidons accordéons neufs, sentent vraiment fort le plastique. Les bidons ont dû passer par-dessus bord, dans les grandes vagues. Non seulement nous avons perdu notre eau, mais nous avons pollué... Jacques ne se sent pas encore assez en contrôle pour accoster à la marina de Chub Cay, nous attendrons donc d’être à Nassau, dans deux ou trois jours. Pourvu qu’il pleuve!

Nous partons pour Andros, ça ne nous rapproche pas vraiment de Nassau, mais ça devrait nous éviter d’avoir le vent directement dans la proue, et les vagues qui vont avec. La mer est nettement moins agitée que la veille, on tient à peu près debout. Nous hissons les voiles, le vent n’est pas tout à fait comme prévu mais nous allons presque sur notre cap, à 5 nœuds, avec un vent autour de 40° sur bâbord. Naviguer à la voile est excitant, je commence à sentir le bateau, à entendre les voiles se gonfler ou au contraire, faseyer quand on pince trop le vent.

Nassau, Bahamas

24 juillet, vers Nassau

Mes chers pêcheurs attrapent coup sur coup deux Mahi-Mahi, ces poissons mythiques dont rêvent tant de pêcheurs pour le prestige et tant de gourmets pour leur goût. Ils sont rapidement tués, vidés et décapités pour atterrir au fond du frigo. Comme Jacques nous l’avait prédit, ils ont changé de couleurs en quelques minutes.

Jacques a bien préparé notre arrivée à Nassau. Il sait comment appeler les autorités portuaires, tous les renseignements sont prêts. Nous obtenons l’autorisation de traverser le chenal. Nous trouvons finalement la marina qu’on nous avait indiquée, mais ils ne répondent pas à la VHF. Nous nous ancrons un peu plus loin, près du Pelicano, le catamaran du Franco-Dominicain rencontré 3 jours plus tôt.

25 juillet, Nassau

Notre ami pêcheur, Irwy, vient nous dire bonjour. Nous appréhendions d’avoir du mal à le trouver, mais c’est finalement lui qui nous a retrouvés. Nous sommes contents de le voir.

Jacques et Sylvain partent en reconnaissance et reviennent bredouilles. La marina que nous visions n’accueille pas de bateaux aussi larges. Aucune des marinas visitées n’accepte que nous remplissions nos réservoirs d’eau.

La première urgence de la journée est la lessive. Jacques a repéré un centre commercial à proximité, avec un nettoyeur à sec. Pourvu qu’il fasse aussi laverie! Nous partons, sacs sur le dos et trois gros sacs Ikéa remplis de linge sale dans les bras. C’est lourd, très lourd. Il fait chaud, trop chaud. Raté. La laverie est plus loin, nous devons marcher puis prendre le bus. Une vraie corvée.

À l’entrée de chaque boutique, il y a un garde armé. Dans la plupart d’entre elles, il faut se montrer à la porte qui est alors déverrouillée à distance. Des barreaux partout ainsi que les avertissements dans notre guide contribuent à un sentiment d’insécurité.

26 juillet, Nassau

Les bus locaux, les « jitneys » sont très différents de nos transports en commun. Aucune place debout. Ces minibus ont des rangers de deux sièges d’un côté et d’un siège de l’autre, avec un strapontin au milieu. Toute sorte de gens l’utilisent, de tout âge et de tout milieu. La plupart des usagers, dont toutes les femmes, lancent un « good-morning » poli en entrant. Nous nous sentons plus en sécurité que dans notre bus 211 de jour, c’est pour dire! Je parle du risque de se faire agresser ou voler, parce qu’au niveau sécurité routière, ils roulent comme des fous! Pire que les taxis à Paris. Le chauffeur tient à la main une grosse liasse de billets de 1 $. Lorsque les gens ont besoin de monnaie, ils envoient un billet vers l’avant, qui passe de main en main, et la monnaie revient par le même chemin. Pas de ticket de bus, il faut payer en sortant. En cas de correspondance, il faut repayer. Le plus incompréhensible pour nous est qu’il n’existe aucune carte du réseau de bus, même s’il y a au moins 25 lignes! Nous ne trouverons que les itinéraires avec le nom des rues empruntées. Chaque bus fait un circuit, pour revenir soit il faut prendre un autre bus, soit il faut reprendre le même qu’à l’aller et finir le circuit. Il y a quelques arrêts officiels près des gros centres ou au centre-ville, sinon le bus s’arrête à la demande. Il n’y a pas non plus d’horaire.

Nous voilà donc en route pour Marathon Mail, le plus grand centre commercial de tous les Bahamas. S’il n’est pas si grand que ça, il se conforme en tout point à ceux que nous trouvons chez nous. Grands magasins et petites boutiques, coin restauration, etc. Sauf qu’il n’y a pas de café, qu’il n’y a aucun des comptoirs de bouffe qui vend du café, même pas le Subway! Nous trouvons enfin l’adaptateur USB pour la carte SIM, ce qui devrait mettre fin à nos problèmes de connexion internet, nous permettre de prendre les courriels et mettre le site à jour.

27 juillet, Nassau

Après une journée à bord à vaquer à nos diverses occupations habituelles (rangements, réparations, aménagements...), nous allons à la plage que nous avons repérée un peu plus à l’est de notre ancrage. Une petite fille de 6 ans m’interpelle. Je n’ai pas compris son prénom, il y avait bien trop de syllabes, de O et de A. Elle s’accroche (physiquement) rapidement à nous. Elle a très envie de jouer avec les garçons, mais elle les trouve un peu trop violents : « They are rough ». Nous lui prêtons un masque. Je n’oublierai jamais l’expression de son visage lorsqu’elle est sortie de l’eau. « I can see! I can see! », pourtant il n’y a rien d’autre à voir que le sable pas très propre, quelques cailloux et des algues un peu plus loin. Jacques finira pas comprendre qu’elle est la fille de la vendeuse de jus de coco installée un peu plus loin, devant le Fort Montagu. Cette plage est vraiment moins jolie que la grande plage de l’ouest de Nassau, mais je m’y sens bien, à ma place. Nous sommes les seuls blancs, les seuls touristes, tous les autres sont des locaux qui sont venus en famille.

28 juillet, Nassau

Nous retournons à Marathon Mall, le centre commercial. Nous avions raté le magasin qui vend de tout, des articles de cuisine à la quincaillerie. En sortant, nous découvrons une grande surface type Wal-Mart. Nous allons enfin faire l’épicerie, faire le plein de fruits et de légumes, mais aussi de tout ce que nous pouvons stocker puisque nous ne retrouverons pas une telle grande surface avant des semaines, voir des mois.

C’est la fin de la journée et nous prenons notre apéro dans le cockpit. Un bateau s’approche de nous. Une femme nous interpelle, en anglais puis en français. C’est une Ontarienne en vacances toute contente de découvrir enfin des Canadiens! Le pilote est né aux Bahamas, mais il a la double nationalité grâce à sa mère canadienne. Nous leur expliquons que les Canadiens ne peuvent assurer leur bateau s’ils sont au sud de la Caroline du Nord entre début juillet et le 15 octobre. À cause des ouragans... Le capitaine en reste bouche bée. Pour eux, les Bahamiens, les ouragans font partie de leur pays, comme les tempêtes hivernales du nôtre. Parfois, une tempête exceptionnelle fait plus de dégât, mais la vie continue douze mois par année. Nous en profitons pour lui parler de nos craintes. Il nous indique un trou à ouragan proche de Nassau et nous confirme que nous pourrons compter sur les locaux pour sécuriser le bateau, qu’il y a plusieurs trous à ouragans dans les Exumas, le prochain archipel sur notre liste. Il nous laisse ses coordonnées en nous encourageant à le contacter en cas d’ouragan. C’est rassurant.

29 juillet, Nassau

Enfin propre! Après plusieurs jours de beau temps, un orage digne des tropiques s’abat sur nous. Six jours avec seulement 4 gallons (20 l) d’eau douce par jours pour boire, faire la vaisselle, se dessaler et se laver. C’est tout ce que nous réussissons à sortir du dessalinisateur qui consomme deux fois plus d’électricité qu’il ne devrait.

Il pleut à verse. Le système de récupération d’eau de pluie que Jacques a installé le matin même fonctionne à merveille, les citernes se remplissent. Nous avons passé des heures à réfléchir au meilleur choix. Comme lors de mes cours de dessin industriel, c’est la solution la plus simple qui s’est avérée la meilleure. S’appuyer sur la géométrie du bateau et ajouter quelques baguettes de bois judicieusement collées sur le sol (arrondies pour ne pas faire mal aux pieds) et un drain de 10 cm par cuve. Nous récupérons ainsi une bonne partie de l’eau du toit de la nacelle, de la baie vitrée avant et de la partie plane au-dessus des coffres avant. De plus, la collecte de l’eau sur les panneaux solaires offre un jet suffisamment pour se doucher. Dès les premières gouttes, j’enfile mon maillot et je sors le savon. Enfin propre! Vraiment propre et vraiment dessalée. Heureusement que j’ai les cheveux courts! Je n’aurais jamais tenu 6 jours sans shampoing avec mon ancienne crinière.

30 juillet, Nassau

Maintenant que nous avons à manger, du gaz et de l’eau, nous pouvons enfin faire du tourisme. Cinq énormes paquebots de croisières sont amarrés. Je ne me sens pas du tout à ma place ici, j’ai envie de fuir cet espace rempli de touristes... comme moi. Parce que j’ai oublié d’emporter le guide, nous allons faire un tour au bureau du ministère du Tourisme que Jacques déniche du premier coup, je ne sais pas comment. Un sympathique jeune homme, Xavier, répond à nos questions et nous propose de nous faire visiter la ville, tout à fait gratuitement (il ne refusera toutefois pas le billet de 10 $ que nous lui glisserons dans la poche au moment de le quitter, 2 h plus tard). Nous traversons le jardin du gouverneur général. Jacques et Xavier comparent la gouvernance de nos deux pays, assez similaire même si les Bahamas ne sont indépendants que depuis un peu plus de 40 ans. Les Bahamiens semblent vouer un culte à la Reine Victoria, qui les a libérés de l’esclavage. Ils sont très majoritairement noirs, descendants des esclaves. Ils sont fiers de leur pays, de leur histoire, de leurs origines. Plusieurs indices laissent penser qu’ils sont dans une énergie de construction d’un nouveau pays.

Le sentiment d’insécurité que nous avons eu en arrivant à Nassau s’est dissout petit à petit. Nous ne sommes pas sortis le soir, par choix et non par peur. Nous fermons encore le bateau lorsque nous le quittons et nous attachons l’annexe, mais nous ne nous enfermons plus durant la nuit. Nassau à la particularité d’être dénuée de moustique! Nous préférons donc dormir avec toutes les ouvertures grandes ouvertes.

31 juillet, Nassau

En route pour Ardastra Garden, à l’autre bout de la ville. Comme tous les jitneys s’arrêtent au centre-ville, et qu’il n’y a pas de correspondance entre les bus, nous décidons de marcher pour la seconde moitié du trajet. Mauvaise idée : la route est longue, le soleil tape dur. Nous arrivons au jardin déjà fatigués. Heureusement, l’endroit est bien plus petit que ce que je pensais, il y a donc moins à marcher pour le parcourir. Nous sommes accueillis par un perroquet étonnant, qui fait le singe en se pendant au barreau avec son bec dès qu’un visiteur arrive. Le trajet est vite oublié. Le zoo est rempli de toute sorte d’animaux, y compris des ratons laveurs, mais l’endroit est charmant. Des flamands roses se promènent en liberté dans les allées, des perchoirs à perroquets sont installés un peu partout. Durant la pause diner, un magnifique paon s’approche de Gaétan, probablement avec l’intention de lui voler une croustille. Gaétan n’ose pas bouger, le paon attend. Finalement, je m’avance vers eux. Le paon se pousse et Gaétan peut enfin finir de manger tranquille.

L’après-midi, nous visitons le musée des pirates. C’est un musée privé assez bien conçu. Évidemment, tout est en anglais, mais de nombreuses scènes grandeur nature sont reproduites.

1er août, Nassau

C’est notre dernière journée à Nassau, donc la dernière occasion de faire une lessive et de trouver les dernières affaires qui nous manquent (en particulier un chargeur 12 V pour l’ordinateur). Une fois de plus, nous prenons le jitney, maintenant en habitués. J’aime Nassau, je m’y sens bien, nous commençons à nous y repérer. Nous retrouvons chez les Bahamiens la gentillesse et le respect qui caractérisent aussi les Canadiens. Héritage anglais? Sûrement pas un souvenir de la France. Comme au Québec, dès que nous avons un appareil photo et une carte à la main quelqu’un nous propose son aide pour trouver notre chemin.

Sylvain et Gaétan suivent sans trop râler. Le soleil tape dur, les sacs sont lourds et les gourdes sont vides. Ces journées de courses n’offrent aucun intérêt pour eux. Encore quelques magasins à faire, nous avons faim. Nous découvrons un boui-boui qui ne paye pas de mine, mais les restaurants ne se bousculent pas dans le quartier. Finalement, nous mangerons un excellent sauté de porc accompagné de l’incontournable riz aux haricots noirs. Les gars auront enfin leur hamburger avec du bœuf.